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            – Jamais entendu parler.

            – C’est une partie très connue pourtant, remarque-t-elle avec une pointe de condescendance.

            Il s’amuse de l’audace de cette fille.

            – Éclairez ma lanterne.

            – Elle a été disputée en 1934 à Budapest par le grand maître péruvien Esteban Canal. Mat en quatorze coups en sacrifiant sa dame et deux tours.

            Il l’invite à s’asseoir d’un geste de la main.

            – Montrez-moi ça.

            Elle s’interroge, mais finit par prendre place devant lui et commence à bouger une pièce puis une autre, commentant ses coups à toute vitesse :

            – Donc si vous roquez, le pion de votre adversaire prendra le vôtre en b4, puis votre dame prendra sa tour en a1, d’accord ? Ensuite, son roi se déportera en d2 et là, vous n’avez pas le choix : votre dame doit prendre sa tour en h1. La sienne prend l’un de vos pions en c6, vous obligeant à prendre sa dame et la partie se termine par un mat lorsque le fou se déplace en a6.

            Nick reste sidéré. Kate se lève et termine sa démonstration en précisant :

            – C’est un mat de Boden.

            Un peu vexé, il fixe l’échiquier, rejouant la partie dans sa tête.

            – Non, attendez ! Pourquoi ma dame doit-elle prendre sa tour ?

            Elle hausse les épaules.

            – Si c’est allé trop vite pour vous, refaites la partie au calme. Vous verrez que c’est la seule solution tenable.

            Surmontant le camouflet qu’il vient de subir, il lui propose de jouer une partie, mais elle jette un coup d’œil à sa montre et décline sa proposition.

            Il la regarde retourner derrière le comptoir alors que le patron du restaurant fait son apparition.

            – C’est bon, Kate, tu peux y aller, lance l’homme en lui tendant quatre billets de 10 dollars.

            La jeune fille empoche l’argent, défait son tablier, range son livre dans son sac et traverse la pièce pour sortir.

            Nick l’interpelle :

            – Allez, une petite partie à 10 dollars ! insiste-t-il en posant un billet sur la table. Je vous laisse les blancs !

            Kate regarde le billet, hésite un quart de seconde puis s’assoit et avance un pion.

            Nick sourit. Les premiers coups se jouent en peu de temps. Kate comprend rapidement qu’elle va gagner la partie et qu’elle peut même y arriver très vite, mais quelque chose en elle s’y refuse. Presque inconsciemment, elle fait l’impasse sur certains coups pour prolonger le moment. Pendant quelques instants, elle s’oblige à ne pas regarder par la fenêtre pour ne pas voir les flocons de neige qui tourbillonnent dans le ciel. Dehors, elle sait qu’il y a les brûlures du vent, les morsures du froid, la peur, l’incertitude. Elle sait que tôt ou tard, elle va devoir trouver le courage de les affronter, mais pour l’instant elle s’accorde une parenthèse avec ce chevalier noir aux cheveux d’or, bercée par la musique, dans la chaleur un peu poisseuse du restaurant.

            – Je reviens, lance Nick en se levant.

            Elle le regarde se diriger vers les toilettes. Il est de retour deux minutes plus tard et se ressert une tasse de café comme s’il était chez lui avant de revenir s’asseoir. Ils jouent tous les deux leurs coups de plus en plus lentement. Elle prolonge encore le plaisir cinq bonnes minutes avant de brusquer les choses. En trois coups, Nick se retrouve pris à la gorge.

            Échec et mat.

            – C’est fini, dit-elle d’un ton dur en empochant le billet sur la table.

            À son tour, elle se lève et attrape son sac.

            – Attendez ! réclame-t-il. Offrez-moi une revanche.

            – Non, c’est fini.

            Elle part en refermant la porte derrière elle. Il la suit du regard à travers la vitre. Ses dernières paroles résonnent en écho dans sa tête.

            C’est fini…

             Bordel, c’est qui, cette fille ? demande-t-il en avançant vers le comptoir.

            – J’en sais rien, répond le patron. Une Russe, je crois. Je l’ai embauchée ce matin.

            – Son nom ?

            – Me souviens plus. Un truc compliqué. Russe, quoi. Alors, elle se fait appeler « Kate ».

            – Kate, répète Nick dans un murmure, comme pour lui-même.

            Il hausse les sourcils, tire son portefeuille de la poche de son jean et laisse un billet pour régler l’addition. Puis il enfile son gros blouson, noue son écharpe et cherche ses clés de voiture d’abord dans la poche de son pantalon puis dans celle du blouson.

            – Merde !

            – Quoi ? demande le patron.

            – Elle m’a piqué mes clés de voiture !

            *

            Le même jour

            Cinq heures plus tard

            Les coups frappés à la porte tirent Nick de son sommeil. Il ouvre les yeux, regarde autour de lui. Il lui faut quelques secondes pour se souvenir où il se trouve (dans la petite chambre d’un motel un peu glauque de l’Oregon) et pourquoi (parce qu’il a été assez con pour se faire piquer sa voiture par une gamine alors qu’il a une réunion décisive à San Francisco dans quelques heures…).

            – Oui ? demande-t-il en ouvrant la porte.

            – Monsieur Fitch ? Je suis Gabriel Alvarez, adjoint au bureau du shérif du comté de Columbia. Nous avons retrouvé votre voiture et votre voleuse.

            – Vraiment ? Puis-je la récupérer rapidement ? Je suis assez pressé et…

            – Venez, je vous emmène.

            *

            Le 4 × 4 du shérif adjoint traverse la nuit laborieusement. La neige a cessé, mais la route reste très glissante.

            – Qu’est-ce que vous êtes venu foutre dans notre bled ? grogne Gabriel Alvarez.

            – J’ai assisté à une convention de jeux vidéo à Seattle. Je faisais la route pour rentrer à San Francisco lorsqu’il a commencé à neiger et…

            – Les jeux vidéo, vraiment ? Mon gamin passe des heures devant ces trucs-là. Ça nous promet une belle génération de décérébrés.

            – Ça se discute, répond Nick prudemment. Et ma voiture ? Où l’avez-vous retrouvée ?

            – Planquée dans un sous-bois, dans une forêt à vingt bornes d’ici. La jeune fille dormait à l’intérieur.

            – Comment s’appelle-t-elle ?

            – Ekaterina Svatkovski. Elle a seize ans. D’après ce qu’elle nous a dit, elle habitait dans une caravane avec sa mère à Bellevue. La maman est morte il y a deux mois. La fille a refusé d’être placée en famille d’accueil et elle a fugué du foyer où on l’avait assignée. Depuis, elle squatte à droite à gauche.

            – Que va-t-il lui arriver ?

            – Rien de bon, j’en ai peur. Nous avons contacté les services sociaux, mais ça ne réglera pas le problème.

            – Je devrais peut-être retirer ma plainte ?

            – Vous faites ce que vous voulez.