Выбрать главу

            – Je pourrais lui parler ?

            – Si ça vous chante, mais je vous préviens : on l’a mise en cellule, histoire de la faire un peu flipper quand même…

            *

            Nick pousse la porte de la cellule.

            – Salut Caitlín. Brrr ! On se gèle les fesses ici.

            – Cassez-vous !

            – Doucement ! C’est quoi, ton problème ?

            – Ma mère est morte, mon père s’est tiré, je n’ai pas de fric, pas d’endroit où dormir : ça vous va, comme tableau ?

            Il s’assoit à côté d’elle sur le banc en bois accroché au mur de la cellule.

            – Pourquoi refuses-tu d’aller dans une famille ou dans un foyer ?

            – Laissez-moi ! crie-t-elle en lui donnant un coup dans l’épaule.

            Pour se défendre, il lui bloque les poings.

            – Calme-toi, bon sang !

            Elle le défie du regard et le repousse à l’extrémité du banc.

            – Mais qu’est-ce que tu comptes faire, au juste, par ce froid ? s’énerve-t-il. Zoner indéfiniment dans cette région pourrie ?

            – Lâchez-moi, putain.

            – Le flic m’a montré ton sac. J’ai vu tes manuels de biologie. Tu veux devenir médecin, c’est ça ?

            – Ouais et j’y arriverai.

            – Non. Pas si tu sèches les cours.

            Elle tourne la tête pour qu’il n’aperçoive pas les larmes qui lui montent aux yeux. Elle sait qu’il a raison. Elle a honte.

            – Laisse-moi t’aider, demande-t-il.

            – M’aider ? Pourquoi m’aideriez-vous ? On se connaît même pas !

            – C’est vrai, admit-il. Mais qu’est-ce que ça change ? Les personnes que je connais le mieux sont celles que je déteste le plus.

            Elle reste ferme.

            – Je vous ai dit non. Les gens ne vous aident jamais gratuitement. Je ne veux rien vous devoir.

            – Tu ne me devras rien.

            – On dit toujours ça au début…

            Il tire son échiquier de son sac et change de sujet.

            – Tu m’accordes ma revanche ?

            – Vous ne capitulez jamais, vous ! soupire-t-elle.

            – Je crois que c’est une qualité que tu possèdes aussi, Caitlín.

            – Arrêtez de m’appeler comme ça ! Qu’est-ce qu’on joue cette fois ?

            – Si tu gagnes, je me casse, propose-t-il.

            – Et si vousgagnez ?

            – Tu me laisses t’aider.

            Elle renifle. Il lui tend un mouchoir en papier.

            – OK, décide-t-elle. Après tout, si vous voulez une deuxième rouste… À vous les blancs.

            Il sourit, installe les pions sur l’échiquier et bouge sa première pièce. Elle fait de même.

            – C’est vrai qu’on se les gèle ici, dit-elle en grelottant.

            – Prends mon blouson, propose-t-il.

            Elle hausse les épaules.

            – Pas besoin.

            Il se lève et lui pose son cuir sur les épaules.

            Elle se blottit à l’intérieur et concède :

            – Ça pèse une tonne, ce truc, mais c’est super chaud.

            Ils reprennent leur partie. Alors qu’ils jouent en silence, elle se rend compte que la crainte et la méfiance sont en train de refluer. Pourtant, l’odeur de la peur est incrustée en elle depuis qu’elle est toute petite : peur que sa mère meure, peur qu’elles perdent leur logement, peur de se retrouver seule au monde…

            Elle ferme les yeux et prend une décision qui la déleste d’un poids : elle va perdre la partie. Elle va accepter de se laisser aider par ce chevalier venu de nulle part.

            Elle ne le sait pas encore, mais elle est en train de vivre un moment décisif de son existence.

            Dans les années qui vont suivre, elle se repassera des milliers de fois le film de sa première rencontre avec Nick Fitch. Le premier homme qu’elle aimera. Le seul. Chaque fois qu’elle aura besoin de courage ou qu’elle sentira sa détermination flancher, elle trouvera de la ressource en repensant à cet instant magique et inattendu où Nick a débarqué dans sa vie. Ce jour où elle décida qu’elle lui appartiendrait à tout jamais, « pour le meilleur et pour le pire, dans la richesse comme dans la pauvreté, dans la santé comme dans la maladie, dans la joie comme dans la peine. Jusqu’à ce que la mort les sépare ».

            – Échec et mat, dit-il en déplaçant sa dame.

            – D’accord, la deuxième manche est pour vous.

            Satisfait, il lui posa la main sur l’épaule.

            – Bon, écoute-moi bien, Caitlín : je vais retirer ma plainte et appeler mon avocat. D’ici là, je te demande de rester tranquille, OK ?

            – Votre avocat ?

            – Il va te sortir de là et t’éviter les foyers et les familles d’accueil. Il va s’arranger pour que tu aies le droit de poursuivre ta scolarité au St. Joseph College.

            – C’est quoi ?

            – Un petit lycée privé catholique tenu par des bonnes sœurs. J’y ai fait mes études. C’est l’endroit idéal si tu veux vraiment travailler.

            – Mais comment je vais faire pour…

            – Tu auras droit à trois années de cours, tous frais payés, la coupe-t-il. Tu seras logée, blanchie, nourrie. Tu n’auras à te préoccuper que de tes études. Si tu es sérieuse, ça te mènera jusqu’à l’école de médecine. Après, il y aura des bourses et ce sera à toi de te débrouiller. On est d’accord ?

            Elle acquiesce en silence puis demande :

            – Je ne vous devrai rien ?

            Il secoue la tête.

            – Non seulement tu ne me devras rien, mais tu n’entendras plus jamais parler de moi.

            – Pourquoi faites-vous ça ?

            – Pour que tu ne puisses pas dire qu’on ne t’a pas donné ta chance, répond-il comme une évidence.

            Il range l’échiquier dans son sac, se lève pour partir et regarde sa montre.

            – Je suis en retard, Caitlín, on m’attend à San Francisco. Heureux d’avoir croisé ta route. Prends soin de toi.

            Il s’en va en lui laissant son blouson. Oubli volontaire ou acte manqué, elle le gardera toute sa vie.

            1- Boisson proche du « lait de poule », réalisée à base de lait, de sucre, d’œufs, de crème et de rhum.

            2- Doctor of Medicine.

            3- Boston Police Department.

            4- Hôpital universitaire du Maryland.

            5- Aux échecs, le roque est un mouvement permettant, en un seul coup, de déplacer la tour et le roi pour mettre ce dernier à l’abri.