– Comme Tom Cruise dans Minority Report, s’amusa Romuald.
D’autres fichiers concernaient une version bêta d’un logiciel capable de traduire instantanément tout type de document sonore. Mais le matériel le plus sensible se trouvait dissimulé dans les photos les plus récentes. Il s’agissait tout simplement de données parcellaires se rapportant au système de contrôle des drones de combat américains MQ1 Predator et MQ9 Reaper : les armes les plus sophistiquées de l’armée américaine. Celles qui étaient actuellement utilisées pour les frappes en Afghanistan.
Des secrets technologiques et militaires…
Emma sentit son estomac se contracter.
Visiblement, Kate avait profité de sa proximité avec Nick Fitch pour lui dérober des secrets industriels qu’elle avait dû revendre à prix d’or à une entreprise concurrente ou à un État désireux de connaître certains secrets militaires des États-Unis.
– C’est à ça que servaient les commentaires laissés sur le blog ! devina Romuald comme s’il lisait dans ses pensées. « Sans intérêt », « Intéressant, nous aimerions en savoir davantage »… Il s’agissait d’orienter la chirurgienne dans ses recherches. De lui dire quelles informations étaient utiles ou pas. De l’inciter à creuser certaines pistes en fournissant d’autres documents.
Emma échangea un regard inquiet avec l’adolescent. Tous les deux sentaient l’adrénaline monter en même temps que le danger. Comme s’ils étaient les héros d’un film à suspense, leur « enquête » étendait ses ramifications dans des sphères inattendues. Des territoires sur lesquels ils n’auraient jamais dû s’aventurer.
Putain…
Envahie par la peur, elle ferma les yeux et joignit ses mains en triangle sous son menton.
Comment en était-elle arrivée là ? Il y a cinq jours, elle avait simplement répondu au mail d’un professeur de philo dont elle était tombée sous le charme. Tout ce qu’elle voulait, c’était se trouver un mec ! Et cela l’avait conduite à mettre le doigt dans un engrenage dévastateur qui la dépassait complètement. Derrière les apparences de la vie bien rangée de Matthew et de Kate, elle avait découvert une réalité faite de mensonges et de dangereux secrets. Jusqu’à présent, elle avait eu de la chance, mais plus elle progressait dans ses investigations, plus elle devinait que le danger la guettait.
– Tout ça ne nous avance pas vraiment, remarqua Romuald. Kate a dû prendre des risques énormes pour se procurer ces documents. Or tout ce que nous savons d’elle indique que ce n’est pas une femme vénale. Le fric n’est pas son moteur, c’est un moyen pour se procurer quelque chose d’autre.
– Quelque chose qui coûte un demi-million de dollars… murmura Emma. Ce que nous devons trouver, c’est ce que Kate va faire de cet argent.
Emma avait à peine terminé sa phrase que Romuald attrapait ses lunettes.
– Je crois que nous allons le savoir tout de suite, s’exclama-t-il en pointant l’un des écrans.
Il était près de treize heures. Kate avait terminé ses deux opérations.
Leurs yeux passaient d’un écran à l’autre pour suivre la chirurgienne depuis la salle d’opération jusque dans les couloirs de l’hôpital. Ils la regardèrent s’arrêter devant son casier et prendre le sac de sport.
– J’y vais ! s’écria Emma en enfilant son blouson.
– Mais…
Elle attrapa son sac à dos, son téléphone et bondit hors de la chambre.
– Ne la quitte pas des yeux ! ordonna-t-elle à l’adresse de Romuald avant de claquer la porte.
*
Plus vite !
Emma courait à grandes enjambées pour rejoindre l’hôpital à pied. En sortant de l’hôtel, elle avait pris à droite pour attraper Charles Street, l’une des grandes artères de la cité, qui séparait le Boston Common et le Public Garden, les deux espaces verts de la ville. Le froid l’avait saisie dès les premières secondes. Elle avançait face au vent, qui lui brûlait le visage. À chaque inspiration, ses narines, sa trachée, ses bronches lui donnaient l’impression de se remplir de glace.
Elle continua sur plus de deux cents mètres en accélérant encore ses foulées. Dans l’espoir de gagner du temps, elle tourna à droite et s’enfonça dans le parc pour remonter en diagonale vers l’est. Elle était à la peine. Tous ses muscles lui faisaient mal. Ses poumons réclamaient un oxygène qu’elle ne parvenait plus à leur fournir. Pour ne rien arranger, les semelles de ses bottines étaient glissantes et son jean slim entravait sa course. Son sac à dos surtout était lourd et, à chaque mouvement, la coque de l’ordinateur venait lui percuter le bas des reins.
Plus vite !
En débouchant sur Joy Street, il lui fallut quelques secondes pour se repérer. Elle voulut repartir de plus belle, mais elle était à bout de souffle. La tête lui tournait, le froid lui piquait les yeux et sa poitrine était en feu. Chancelante, elle trébucha contre la bordure du trottoir.
Ne t’arrête pas ! Pas maintenant…
Au bord de la rupture, malgré la douleur aiguë qui irradiait sa cage thoracique, elle réussit à reprendre sa course. Elle savait que si elle faisait une halte ici, elle ne retrouverait pas Kate à temps.
Les trois cents mètres qui la séparaient de l’entrée de l’hôpital furent les plus difficiles. En arrivant sur Cambridge Street, elle dégaina son téléphone. Elle avait envie de vomir. Un vertige troublait sa vue.
– Où est-elle, Romuald ? cria-t-elle en collant le cellulaire à son oreille.
Elle toussait. Elle aurait voulu s’allonger sur le trottoir.
– Je l’ai perdue ! se désola l’adolescent. Kate a quitté l’enceinte de l’hôpital. Elle n’est plus dans le champ des caméras !
– Merde ! Elle est sortie par où ?
– Blossom Street, au niveau de l’Holiday Inn, il y a à peine deux minutes.
Emma jeta un regard circulaire. Elle voyait le début de la rue, à même pas cent mètres. Kate était toute proche. Elle le sentait.
– Elle est habillée comment ?
– Elle a gardé sa blouse et elle a pris son imperméable.
Hors d’haleine, les mains posées sur ses genoux, Emma reprenait sa respiration, tandis que des volutes de buée s’échappaient de ses lèvres.
Une blouse, un imperméable mastic…
Elle essaya de repérer ces vêtements parmi les piétons qui se bousculaient sur le trottoir, mais, à cette heure de la journée, une nuée de médecins, d’infirmières et d’aides-soignants prenaient leur pause-déjeuner dans les restaurants et les fast-foods des alentours.
Blouses blanches, « pyjamas » verdâtres, uniformes saumon…
Elle essuya les gouttelettes de sueur qui s’accumulaient devant ses yeux. Soudain, l’espace d’un battement de paupières, elle aperçut un point rouge cinquante mètres devant elle, dans la cohue qui convergeait vers le Whole Foods Market.
Le sac de sport…
L’excitation gomma presque instantanément la fatigue et Emma mobilisa ses dernières forces pour rejoindre l’hypermarché.
– Reste en ligne, tête de blatte ! J’ai retrouvé Kate !
*
Emma fit irruption dans la grande surface et se dirigea vers la chirurgienne à grandes enjambées. Elle était seule et portait toujours le sac fourre-tout à l’épaule. Tout en maintenant Kate dans son champ de vision, Emma n’eut aucun mal à se fondre dans la foule. Avec son large choix de produits bio, le Whole Foods visait une clientèle plutôt aisée et écolo. À quelques heures du réveillon, des chants de Noël passaient en boucle et l’endroit était plein à craquer. À l’entrée du magasin, une vaste zone organisée comme une cafétéria permettait de prendre un rafraîchissement ou de déjeuner directement sur place en se servant dans les buffets et les stands qui proposaient plats chauds, sushis et bagels.