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            Arrivée à quelques mètres de la chirurgienne, Emma cala ses pas dans ceux de Kate. Elle s’inséra dans la file du bar à salades, prit une barquette, se servit un assortiment de crudités et de graines germées, choisit une bouteille de kombucha et paya sa nourriture à l’une des caisses dédiées.

            Elle suivit ensuite Kate dans la longue salle de restauration rapide où les clients pouvaient déguster leur lunch tout en regardant l’animation de la rue à travers une grande baie vitrée.

            La pièce était bondée. On se bousculait et on jouait des coudes pour trouver une place assise sur l’une des tables collectives agrémentées de bancs en bois.

            L’ambiance était celle d’une cantine haut de gamme. Les gens se levaient et allaient eux-mêmes faire réchauffer leurs plats dans un des micro-ondes mis à leur disposition avec une convivialité un peu surjouée. Ici, néanmoins, le temps était précieux. On mangeait vite : un en-cas sur le pouce dans un brouhaha sympathique avant de retourner travailler à l’hôpital ou dans les bureaux du West End. L’endroit idéal pour passer inaperçu.

            En regardant Kate se faufiler entre les tables, Emma comprit qu’elle avait rendez-vous. La chirurgienne s’assit à l’extrémité d’une table, sur une chaise qu’un homme avait réservée en posant son manteau. Emma chercha à se rapprocher, mais la seule place disponible était située à environ six mètres. Deux longues tables les séparaient, et le bruit ambiant réduisait à néant tout espoir d’entendre leur conversation.

            La poisse !

            Elle s’installa et plissa les yeux pour mieux détailler le nouveau venu. Un homme d’une cinquantaine d’années, cheveux courts poivre et sel, vêtu d’un costume sombre cintré à rayures. Son regard, couleur bleu-gris, froid, translucide, s’accordait parfaitement avec son visage figé, comme taillé dans du marbre.

            – Tu m’entends, tête de blatte ?

            En quelques phrases, Emma mit Romuald au courant de la situation.

            – Bon sang ! C’est à lui qu’elle va remettre le sac ! Il faut absolument que j’entende ce qu’ils se disent !

            – Vous n’avez qu’à vous rapprocher, répondit Romuald à l’autre bout de la ligne.

            Elle s’énerva.

            – T’as pas la lumière à tous les étages, toi ! Je t’ai expliqué que je ne POUVAIS pas ! Et puis Kate m’a déjà croisée dimanche et hier matin. Elle va finir par me repérer.

            – OK, vous énervez pas… s’offusqua l’adolescent.

            – Romuald, ce n’est pas le moment de jouer les ados boudeurs, il faut que tu m’aides ! Ils se disent beaucoup de choses, là. Si tu as une idée, c’est maintenant !

            L’adolescent laissa passer trois secondes puis s’écria :

            – Votre téléphone ! Posez-le sur le sol et projetez-le dans leur direction. Je vais les enregistrer.

            Elle secoua la tête.

            – Il te manque vraiment une vis ! siffla-t-elle entre ses dents. Comment veux-tu que ça marche ?

            Anxieuse, elle se rongea un ongle. Mais, en désespoir de cause, elle suivit le conseil du geek. Elle déposa son portable sur le parquet en bois blond, faisant mine de renouer ses lacets et, avec son pied, le propulsa à la manière d’un palet.

            Le cellulaire glissa sur les planches vitrifiées, passa sous les bancs et les jambes pendantes, puis s’immobilisa sous la grande table où Kate déjeunait avec l’inconnu.

            La chance du débutant…

            Tendue et crispée sur sa chaise, Emma termina en deux gorgées sa bouteille de thé fermenté en adressant une prière muette pour que personne ne remarque le téléphone. Son supplice prit fin rapidement, puisque, moins de trois minutes plus tard, Kate et l’inconnu se levèrent dans un même mouvement.

            Elle se leva à son tour, récupéra discrètement son appareil sous les yeux interloqués des autres occupants de la table, et sortit dans leur sillage.

            *

            Emma quitta le supermarché en trombe.

            – Tu as compris ce qu’ils disaient, Romuald ?

            – Non, pas vraiment, s’excusa l’adolescent. Leur conversation se perdait dans le brouhaha de la foule. Il faut que je nettoie l’enregistrement.

            – Magne-toi, alors ! ordonna-t-elle en lui raccrochant au nez.

            Tandis que la chirurgienne repartait vers l’hôpital, l’inconnu prit le chemin inverse. Emma préféra mettre ses pas dans ceux de l’homme qui avait récupéré le sac rouge contenant les 500 000 dollars.

            Elle les avait observés, lui et Kate, pendant toute leur rencontre, et était certaine qu’il n’y avait pas eu d’échange : l’homme avait pris l’argent, sans rien donner en retour.

            Qui est ce type ? Qu’avait-il promis à Kate contre tout ce fric ?

            L’homme longea Cambridge Street sur plusieurs centaines de mètres. Emma ne le quitta pas d’une semelle, tout en restant à distance raisonnable. La foule était dense. Boston vibrait au rythme de Noël. La grande avenue était décorée de centaines de lanternes. Pas un arbre ou un lampadaire sans guirlandes, pas une façade de maison qui ne soit égayée par une couronne de houx ou une boule de gui. Les bras chargés, beaucoup de passants arboraient des mines réjouies et se laissaient gagner par l’excitation de la fête. Même le vent glacial, en charriant des odeurs de sapin, de cannelle et de marrons grillés, participait à sa façon à cette atmosphère joyeuse.

            En arrivant à la station Bowdoin, Emma crut que l’homme allait prendre le métro, mais, à la place, il traversa la rue et monta dans le bus n° 18. Emma réussit à grimper elle aussi in extremis, utilisant son « LinkPass », la carte de transport qu’elle avait achetée la veille en rentrant de son rendez-vous avec Joyce Wilkinson.

            Tandis que l’autobus démarrait, elle trouva une place isolée, trois sièges derrière l’homme qu’elle pistait. Il resta impassible pendant tout le trajet, regardant fixement à travers la vitre le paysage urbain qui défilait devant ses yeux.

            L’autocar effectua un grand arc de cercle pour rejoindre Park Street. Il longea le Boston Common et le Public Garden par le nord, puis fila vers l’ouest sur Commonwealth Avenue. Il avait effectué plus de un kilomètre sur la large artère plantée d’ormes et de châtaigniers, lorsque l’homme se leva et se dirigea vers la porte arrière du bus.

            À l’arrêt de Gloucester Street, Emma le vit descendre et profita du mouvement de foule pour quitter à son tour l’autobus sans être repérée. Elle lui emboîta le pas, marchant une centaine de mètres vers le sud pour rejoindre Boylston Street.

            La rue de Back Bay où se trouvent les hôtels de luxe…

            L’homme entra dans le hall du St. Francis, dont la façade de verre et de brique combinait le luxe branché et le charme victorien des constructions bostoniennes. Emma connaissait cet hôtel prestigieux. Son restaurant surtout, qui avait gagné l’année précédente une troisième étoile au Michelin. Elle suivit l’inconnu jusqu’à la batterie d’ascenseurs et s’engouffra au dernier moment avec lui dans la cabine. Elle le laissa insérer sa carte – pour débloquer la sécurité de la cabine vitrée – et appuyer sur le bouton du troisième étage.

            – Le même que le mien, dit-elle pour se justifier.

            Il la regarda sans lui répondre, mais en la détaillant des pieds à la tête.

            Cette fois, je suis grillée…

            La capsule de verre s’ouvrit sur un couloir feutré. L’homme n’eut même pas la galanterie de lui céder le passage. Il ne s’attarda pas et prit à droite. Emma fit quelques pas dans la direction opposée, et se retourna une demi-seconde avant que la porte de la chambre ne se referme. Elle en releva le numéro et prit l’ascenseur jusqu’au niveau du lobby.

            C’est au moment précis où les portes se fermèrent qu’elle eut l’idée d’un stratagème pour découvrir l’identité de « l’homme mystère ».

            *