Kate : Je vous ai fait un mémo sur cette clé USB. L’endroit s’appelle « la corniche ». C’est une rampe en béton, étroite, en sens unique, derrière la gare de Jackson Square à Jamaica Plain. Elle permet d’éviter le nœud de circulation et les feux, mais les gens hésitent à la prendre à cause des marginaux, des camés et d’une interdiction municipale.
Oleg : Vous êtes certaine qu’il n’y aura personne ?
Kate : On n’est jamais sûr de rien, mais avec ce froid, les dealers et les drogués resteront planqués chez eux. Je ne vous répète pas lemodus operandi ?
Oleg : Non, j’ai compris.
Kate : Vous avez noté l’adresse ?
Oleg : Oui, je l’ai.
Kate : Que l’on soit bien d’accord : si vous ne suivez pas exactement le processus, notre accord tombera à l’eau.
Oleg : J’ai saisi, je vous dis. Une dernière chose : quelle est l’identité de la personne que je dois tuer ?
Kate : Il s’agit de cet homme sur la photo. Il s’appelle Matthew Shapiro. C’est mon mari.
22
Le groupe Helsinki
La mort est une dette qu’on ne paie qu’une fois.
William SHAKESPEARE
Le cœur d’Emma bondit dans sa poitrine. Pendant plus d’une minute, elle resta sans voix, encaissant la nouvelle avec stupéfaction, incapable d’articuler la moindre phrase.
Kate avait engagé un tueur à gages pour supprimer Matt…
Mais pour quelle raison ? Parce qu’elle ne l’aimait plus et parce qu’elle voulait vivre avec Nick ? Impossible, on ne tue pas les gens pour ça. Il suffit de divorcer. Avoir la garde exclusive de sa fille ? Ça ne tenait pas debout non plus. L’argent ? D’après ce qu’elle avait compris, Matthew n’avait pas de fortune et Nick était l’un des hommes les plus riches du pays. Quoi, alors ? Une vengeance ?
Emma essaya de mettre en ordre ses pensées. De quoi était-elle certaine ? Kate n’avait jamais cessé d’aimer son grand amour de jeunesse, Nick Fitch. Après une longue période de séparation, elle avait manifestement renoué avec lui, mais elle avait aussi profité de cette promiscuité pour lui voler des informations confidentielles qu’elle avait vraisemblablement revendues à prix d’or pour pouvoir s’offrir les services d’un tueur à gages et éliminer son mari.
C’est une histoire de fous…
Il y avait forcément un lien entre tous ces événements, mais, pour le moment, il lui échappait. Emma se prit la tête entre les mains. Sa nuque était ankylosée, ses jambes et sa cage thoracique douloureuses.
Une autre question la taraudait. Pourquoi, en 2011, Matt était-il toujours en vie ? Pourquoi le cascadeur avait-il finalement échoué à l’éliminer ?
– Tu es toujours au bout du fil, Romuald ? Refais-moi écouter l’enregistrement, s’il te plaît.
L’adolescent s’exécuta. Emma s’arrêta sur cette phrase :
« (…) vous devez absolument attendre mon appel pour entrer en action. Et ce ne sera pas avant 21 heures. Si je ne vous contacte pas, vous laissez tomber, c’est compris ? »
Elle se souvint de ce que lui avait raconté Matthew. Le chauffeur du camion de farine qui avait percuté la voiture de sa femme, le fameux soir de sa mort, avait toujours prétendu qu’elle tenait son téléphone portable à la main. Et Matthew s’était imaginé que c’était lui que Kate était sur le point d’appeler pour le prévenir que la Mazda avait finalement réussi à redémarrer. Mais en réalité, Kate avait cherché à joindre le tueur à gages pour lui donner son feu vert. Un appel qui, grâce à l’accident, n’était heureusement jamais parvenu à son destinataire.
Matt n’avait eu la vie sauve que parce que sa femme était morte avant d’avoir pu passer son appel funeste.
Une vie pour une mort…
Tout en jetant de fréquents coups d’œil vers le hall de l’hôtel, elle fit part de son raisonnement à Romuald, qui l’écouta avec intérêt. Ils avaient à présent beaucoup d’éléments, d’indices, de preuves, mais l’essentiel leur échappait : les motivations de Kate. C’était le chaînon manquant, celui qui les éclairerait sur le sens de toute cette macabre affaire.
– Et Kate ? Ça donne quoi ? finit par demander Emma.
– Comme prévu, elle a repris sa voiture et elle vient d’arriver à l’hôpital pour enfants de Jamaica Plain.
– Rien d’autre ?
– Il y a bien eu un truc, peut-être sans importance… commença l’adolescent.
– Dis toujours.
– Lorsqu’elle est revenue du Whole Foods, Kate s’est empressée de consulter sa boîte mail professionnelle et le seul courrier qu’elle ait ouvert et imprimé, c’est celui qui concernait les analyses de sang de son mari.
– Celles que Matthew a faites ce matin dans le camion de la Croix-Rouge ?
– Oui. C’est étrange qu’on lui ait communiqué les résultats, non ?
– Je n’en sais rien. Je ne connais pas les procédures. Tu as eu accès à ce courrier ?
– J’ai accès à toutes les messageries de tous les membres du personnel, rappela-t-il avec une pointe de fierté.
– Alors, transfère-le-moi sur ma boîte mail.
*
Les résultats de l’analyse de sang de Matthew tenaient sur deux pages. Néophyte en la matière, Emma s’y plongea en essayant de rassembler ses maigres connaissances pour se repérer au milieu des noms barbares et des chiffres compliqués. En tête de liste, le bilan hématologique : globules rouges, hémoglobine, hématocrites, VGM, globules blancs, lymphocytes, plaquettes, vitesses de sédimentation, fer, ferritine…
La jeune femme passa d’une ligne à l’autre, espérant trouver un début de piste, comparant les taux de Matthew avec la fourchette des dosages qui accompagnait chaque recherche.
Elle poursuivit par le bilan biochimique : glycémie, créatinine, acide urique, les enzymes, les Gamma GT, les transaminases, la TSH, le bon cholestérol, le mauvais…
Foie, thyroïde, reins… Tout semble normal…
Elle relut l’ensemble sans rien remarquer de particulier… à l’exception d’un petit cadre dans le coin droit du document précisant :
Phénotype érythrocytaire rare
– Groupe Helsinki –
Emma se redressa sur sa banquette.
Le groupe Helsinki ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Elle fixa l’écran, attendant un déclic qui ne vint pas. Ces derniers jours avaient été éprouvants, mais ils l’avaient libérée de sa peur et obligée à sortir de sa carapace pour faire preuve d’audace. Là pourtant, elle séchait. Elle aurait eu besoin de l’aide d’un biologiste ou d’un médecin, mais elle n’en connaissait aucun.
Elle tourna le visage vers la fenêtre en soupirant. Le soleil du début d’après-midi éclaboussait la rue, se reflétant dans les nombreux monticules de neige qui jonchaient les trottoirs.