Выбрать главу

            Même si un début de migraine la tourmentait, elle avait l’esprit en alerte. En passant mentalement en revue tout son carnet d’adresses, elle se rappela que le mari de sa psychologue dirigeait un laboratoire d’analyses médicales dans l’Upper West Side. Son labo était dans le même immeuble que le cabinet de son épouse, mais Emma n’avait fait le rapprochement que lorsque le couple était venu dîner un soir à l’Imperator. Le problème, c’est que Margaret Wood était en vacances à Aspen. Emma avait bien son numéro de portable, mais la psychothérapeute ne répondait jamais directement aux appels de ses patients et encore moins sur son temps de repos. Elle essaya malgré tout, tomba sans surprise sur le répondeur et laissa un message la suppliant de la rappeler au plus vite : « une question de vie ou de mort », avait-elle précisé. La psy dut croire qu’elle était sur le point de sauter du haut du Brooklyn Bridge parce qu’elle la contacta dans la minute qui suivit. Emma s’excusa et lui expliqua qu’elle avait besoin dans l’urgence d’un renseignement capital que seul son mari était susceptible de lui fournir.

            – Je suis au sommet d’Aspen Mountain, une paire de skis aux pieds, mais si vous tenez à joindre George, il est resté en bas des pistes à siroter des bourbons à l’Ajax Tavern. Je vous envoie son numéro de portable.

            *

            – Monsieur Wood ?

            – Lui-même.

            – Je suis confuse de vous déranger sur votre lieu de vacances, mais je vous appelle sur recommandation de votre femme.

            – Hum, hum… grogna l’homme d’un ton peu engageant.

            – Peut-être vous souvenez-vous de moi : Emma Lovenstein. J’étais votre sommelière lors d’un repas l’année dernière au restaurant l’Imperator.

            À cette évocation, la voix de George Wood se fit plus enjouée.

            – Je m’en souviens très bien. Une soirée délicieuse. En partie grâce à vous, d’ailleurs. Vous m’aviez conseillé un porto fabuleux pour accompagner mon roquefort.

            – C’est exact.

            – Un Quinta do Noval, si je ne m’abuse.

            – Oui, un Quinta do Noval Nacional Vintage de 1987.

            – Il paraît que leur millésime 1964 est encore meilleur.

            – 1963 plus exactement, corrigea Emma. C’est un millésime légendaire, mais il n’en reste plus que quelques bouteilles. Si ça vous fait plaisir, j’essayerai de vous en trouver une. Monsieur Wood, j’aurais quelques questions à vous poser, si cela ne vous ennuie pas.

            – Bien sûr, jeune fille, tout ce que vous voudrez.

            Emma se pencha sur son écran pour ne pas faire de fautes de prononciation.

            – Qu’appelle-t-on un « phénotype érythrocytaire rare » ?

            – Ah, le sang, c’est tout de suite moins glamour que le vin, n’est-ce pas ? Encore que nos métiers ne soient pas si éloignés : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang… » comme disait notre ami !

            Ravi de son bon mot, il partit dans un grand éclat de rire.

            – Donc, un « phénotype érythrocytaire rare » ? répéta Emma en tentant de masquer son impatience.

            – C’est simplement le jargon utilisé par les biologistes pour parler d’un groupe sanguin rare.

            – Rare comment ?

            George Wood se racla la gorge.

            – Hum, vous connaissez le principe des groupes sanguins, Emma ?

            – Oui, enfin, comme tout le monde. Je connais les quatre grands groupes : A, B, AB et O. Ainsi que le principe des rhésus positif ou négatif.

            – C’est un début, mais c’est en fait beaucoup plus complexe que cela. Peu de gens le savent, cependant il y a certains individus qui ne sont ni A, ni B, ni AB, ni O.

            – Vraiment ?

            – Oui, leur groupe sanguin est appelé « Bombay », du nom de la ville indienne où cette particularité est apparue aux scientifiques pour la première fois. D’autres personnes ne sont ni rhésus positif ni rhésus négatif. On parle alors de phénotype Rhnull. Et ce ne sont là que deux exemples parmi d’autres. Pour faire simple, un groupe sanguin rare se définit par l’absence d’un ou de plusieurs antigènes que l’on trouve habituellement dans les systèmes des autres groupes.

            La voix du professeur Wood avait repris de la vitalité. Il prenait manifestement plaisir à dispenser son savoir.

            – La spécificité de ces phénotypes les conduit à produire un certain type d’anticorps qui risquent par exemple de provoquer des réactions de rejet en cas de transfusion ou de greffe. Les « Bombay » notamment ne peuvent être transfusés qu’avec du sang présentant les mêmes caractéristiques que le leur.

            La jeune femme posa enfin la question qui lui brûlait les lèvres :

            – Et le « groupe Helsinki », ça vous dit quelque chose ?

            Le biologiste émit un gloussement de satisfaction.

            – Ah, le groupe Helsinki, bien sûr ! Un groupe encore plus rare que vos bouteilles de porto de 1963 ! On classe sous ce vocable des individus qui combinent plusieurs phénotypes érythrocytaires extrêmement rares. À ma connaissance, seules une douzaine de personnes appartenant à ce groupe sont répertoriées sur le territoire américain.

            Et Matthew est l’un d’entre eux…

            Emma sentit l’excitation la gagner. Sa migraine avait disparu. Elle ne savait pas encore exactement comment, mais elle était certaine que la clé du mystère résidait dans ce groupe sanguin très rare que possédait Matthew.

            – Une dernière question, professeur, et ensuite je vous laisse profiter de vos vacances : au cours de quelles circonstances découvre-t-on que l’on porte un phénotype rare ?

            – Eh bien, ça peut survenir en de multiples occasions : le suivi d’une grossesse, un rejet lors d’une transfusion, un phénotypage un peu poussé chez un patient donneur de sang. Lorsqu’un laboratoire repère un groupe rare, il doit le signaler dans un fichier national.

            – Je vous remercie beaucoup, professeur, vous m’avez été d’une grande aide.

            – Je compte sur vous pour ma bouteille de porto, rappela-t-il mi-sérieux, mi-taquin.

            – Je n’y manquerai pas !

            *

            Emma sentit de nouveau son cœur s’emballer. Elle avait trouvé l’information qu’elle recherchait depuis le début ! Si elle n’en comprenait pas encore toute la portée, elle avait la certitude que l’appartenance de Matthew au groupe Helsinki était l’épicentre du mystère qui planait autour de Kate.

            Reste calme…

            Pour mettre de l’ordre dans ses pensées, Emma concentra son attention sur les reflets de nacre et d’absinthe que le soleil faisait chatoyer au fond de son verre. Elle décida de faire le point sur ce qu’elle savait de Kate et Matthew. Elle commença par reconstituer la trajectoire de leur rencontre. Elle convoqua ses souvenirs, se rappela les paroles de Sarah, la première femme de Shapiro.

            Automne 2006 : Matt se rend à l’hôpital après s’être coupé avec un sécateur en jardinant. Aux urgences, son chemin croise celui de Kate qui est de garde ce jour-là. Ils sympathisent, elle le soigne, lui fait quelques points de suture.

            Et sans doute une prise de sang…

            La jeune femme poussa plus loin son raisonnement : si Kate a bien effectué des tests sanguins, elle a alors découvert lors des résultats que Matthew appartenait à un groupe sanguin exceptionnellement rare : le groupe Helsinki. Quelques jours plus tard, elle sort avec lui et, quelques mois à peine après leur rencontre, elle l’épouse.

            Mais pourquoi ?

            Emma leva la tête et la vue du « cascadeur » la coupa dans ses pensées. Oleg Tarassov venait de rendre sa carte à la réception et se dirigeait vers la sortie.