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            Elle se tassa sur la banquette en espérant qu’il ne la remarque pas et le suivit du regard le plus longtemps possible.

            Le téléphone collé à l’oreille, elle quitta le bar et sortit du St. Francis au pas de course.

            – Romuald ? Tarassov est en train de se faire la malle. Je vais essayer de le suivre, reste en ligne. J’ai fait une découverte incroyable.

            – Moi aussi, j’ai quelque chose à vous raconter.

            – Plus tard, je… Bon sang !

            – Qu’est-ce qui se passe ?

            – Je crois qu’il est en voiture !

            Elle porta la main en visière pour se protéger de la réverbération. Contre toute attente, le voiturier de l’hôtel venait d’avancer un pick-up bordeaux aux formes massives et à l’imposante calandre en croix ornée d’un bélier argenté. Il tendit les clés de l’énorme camionnette à Tarassov qui se mit au volant immédiatement.

            Prise de court, Emma chercha désespérément des yeux un taxi. Elle demanda au voiturier de l’aider, mais déjà le pick-up se fondait dans la circulation, disparaissant progressivement de son champ de vision.

            Merde !

             Je l’ai perdu, Romuald ! Il a filé vers le parc.

            – Sur Boylston Street ?

            – Oui.

            – Il roule dans quoi ?

            – Un gros Dodge bordeaux, mais…

            – Moi, je peux le prendre en filature !

            – Non ! Qu’est-ce que tu racontes ? Ne fais pas de…

            *

            L’adolescent enfila sa grosse parka au col en fourrure et glissa son mobile dans sa poche. Il sortit de la chambre en hâte, dévalant les escaliers comme si sa vie en dépendait. En déboulant dans le hall de l’hôtel de luxe, il faillit faire tomber une vieille dame qui avançait péniblement, accrochée à son déambulateur, trébucha sur son bichon maltais et renversa un garçon d’étage qui portait des flûtes de champagne sur un plateau.

            – Pardon, désolé, excusez-moi, je…

            Il se rua sur le parvis du Four Seasons. Là, il repéra un portier, sanglé dans un uniforme sombre, orné de boutons dorés, qui aidait une famille à décharger ses valises.

            Pour une fois, ne te pose pas de questions…

            Le moteur du véhicule tournait encore. En une fraction de seconde, Romuald s’installa sur le siège conducteur et accéléra brutalement. La portière se referma tandis que le SUV abandonnait quelques traces de gomme dans un hurlement de pneus.

 23

            La ligne de cœur

            Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse.

            CHODERLOS DE LACLOS

            Lorsqu’il déboucha sur l’avenue, Romuald avait le pick-up bordeaux dans son champ de vision. Dans sa poche, il entendait le grésillement des hurlements d’Emma, toujours en communication. Il replaça le téléphone à son oreille.

            – Tu arrêtes cette voiture et tu reviens tout de suite à l’hôtel ! cria Emma.

            Elle marchait à pas rapides, bousculant les passants de Boylston Street pour rejoindre l’hôtel.

            – Tu comprends ce que je te dis ?

            – C’est notre seule piste concrète !

            – Tu roules dans un véhicule volé et tu ne sais pas conduire !

            – Si, je sais !

            – Tu vas provoquer un accident et te retrouver en taule !

            – Pas question de laisser tomber.

            Cette fois, Romuald lui raccrocha au nez.

            Pour la première fois depuis leur rencontre, Emma prit vraiment conscience des dangers qu’elle faisait courir à l’adolescent. En l’entraînant sans réfléchir dans son enquête, elle n’avait pensé qu’à elle. À présent, elle était terrifiée par son inconscience, mais il était trop tard : elle avait perdu tout contrôle sur le jeune Français.

            Elle pénétra dans le hall du Four Seasons et se dirigea vers les ascenseurs. Il fallait qu’elle se calme. Qu’elle se ressaisisse. Qu’elle renoue le dialogue avec l’adolescent. Elle composa de nouveau son numéro. Il décrocha.

            – Tu es là, tête de blatte ? Bon, écoute, c’est d’accord. Suis ce type. Mais je t’ordonne de conduire prudemment et de ne pas te faire repérer, ni par lui ni par les flics. Tu ne prends aucun risque et tu ne descends de voiture sous aucun prétexte, c’est compris ?

            – Oui, maman.

            – Et tu ne me raccroches plus jamais au nez !

            Le téléphone de Romuald émit un signal sonore strident. Le garçon regarda l’écran : le symbole signifiant l’état de charge de sa batterie affichait seulement 7 % d’autonomie.

            Il eut envie de s’arracher les cheveux. Comment lui, qui passait sa vie entre téléphone et ordinateur, avait-il pu être si négligent ?

            – Je n’ai plus beaucoup de batterie, se désola-t-il. Je vous rappelle dès qu’il y a du nouveau.

            *

            Emma entra dans la suite en rage contre elle-même, écrasée par la culpabilité et l’impuissance. À part prier, elle ne pouvait plus rien faire pour aider Romuald.

            Elle lutta pour ne pas se laisser submerger par les émotions. Le geek avait quitté la chambre dans la précipitation, laissant ses écrans allumés et ses applications actives. Elle s’installa dans son fauteuil et regarda devant elle. Au moment de partir, Romuald était en train de fouiller dans les archives du Wall Street Journal. Il avait ouvert dans une fenêtre un des nombreux articles que le quotidien économique avait consacrés à Nick Fitch. Ce n’était pas un papier récent : daté de 2001, l’article avait tout juste la longueur d’une dépêche d’agence, mais son contenu était intéressant.

            L’Affaire Nick Fitch

            Alors que son produit vedette, Unicorn, vole de succès en succès, l’entreprise Fitch Inc. a-t-elle encore un capitaine à son bord ?

            « Qu’arrive-t-il à Nick Fitch ? » La question est sur toutes les lèvres dans la Silicon Valley. L’absence prolongée du cofondateur et premier actionnaire au siège de la société commence en effet à intriguer.

            Pire : depuis deux mois, comme un écolier paresseux, Fitch a en effet « séché » l’assemblée générale ainsi que la présentation des nouveaux produits aux développeurs.

            Une absence inhabituelle pour ce bourreau de travail qui suscite l’inquiétude des investisseurs et fait plonger le cours du titre en Bourse.

            Interrogé à ce sujet, l’attaché de presse du groupe a assuré dans un communiqué laconique que « tout allait bien » dans la vie de Nick Fitch, que ce dernier avait seulement souffert d’une mauvaise bronchite et qu’il serait de retour à son poste très prochainement.

            Emma cliqua sur d’autres liens du site. Apparemment, Fitch était bien revenu à son poste les jours suivants. Les cours de Bourse de l’entreprise avaient repris leur envolée vertigineuse et l’information s’était peu à peu perdue dans les mémoires et dans les méandres d’Internet.

            Emma relut la fin de l’article.

            Une mauvaise bronchite ? Tu parles…

            Elle secoua la tête et ferma les yeux pour se concentrer.

            Et si Nick avait réellement été malade ?