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            Loin.

            Très loin.

            Mais il existe une frontière au-delà de laquelle peu de personnes sont prêtes à s’aventurer.

            Kate l’avait franchie.

            Comment avait-elle basculé ? Quel avait été le déclic ? Là encore, par un étrange mimétisme, Emma était presque capable de « voir » la scène comme devant un écran de cinéma.

            Automne 2006. Au milieu d’une garde sans fin, un patient un peu plus charmant que les autres se présente aux urgences de l’hôpital. Le type vient de se couper avec un sécateur en jardinant. C’est un jeune prof de philo. Un mec vraiment cool, intelligent et drôle. Kate le prend en charge et lui fait quelques points de suture. Elle sent qu’elle lui plaît, mais le type a l’air réglo. Pourtant, il ne peut s’empêcher d’entrer dans le jeu de la séduction. Avec elle, les mecs se comportent touscomme ça. Bien qu’elle n’en tire aucune gloire, elle sait qu’elle a ce truc que les autres n’ont pas. Ça ne la flatte pas, ça ne la rassure pas. Depuis longtemps, elle mène un autre combat. Une autre guerre.

            Pourtant, cet après-midi-là, quelque chose se relâche en elle. Que se passe-t-il vraiment ? Peut-être que la journée a été difficile et que Matthew l’a fait rire, peut-être qu’elle est sensible à sa culture, peut-être justement qu’il ne cherche pas à la draguer et qu’elle ne se sent pas en danger. Alors, elle accepte d’aller prendre un Coca avec lui.

            C’est le début du mois d’octobre. En plein été indien. Un soleil doré éclabousse le parking de l’hôpital sur lequel stationne le camion de don du sang de la Croix-Rouge. Ils sont là tous les deux en train de boire leur canette de soda. Comme elle a l’habitude de le faire avec tout le monde, Kate tente de convaincre son patient de donner son sang. Elle lui fait l’article, lui explique que c’est elle qui gère cette opération, que ce serait sympa de sa part de participer. Il l’écoute sans l’écouter. Il la regarde remettre une mèche de cheveux blonds derrière son oreille. Il pense à Grace Kelly dans les vieux Hitchcock. Il se demande s’il y a un type qui tous les matins a la chance de se réveiller auprès de cette femme. Et il en est immédiatement jaloux. Déjà, il cherche comment avoir une chance de la revoir. Il trouve charmant qu’elle insiste autant pour qu’il donne son sang. Il répond qu’il n’est pas à jeun. Elle lui dit que ce n’est pas grave. Il rétorque qu’il a peur des aiguilles. Elle propose de l’accompagner. Il cède avec délice.

            Puis la vie de chacun reprend son cours. Peut-être ont-ils échangé leurs numéros de téléphone, mais ce n’est pas certain. Dans la tête de Kate, le souvenir ne tiendra pas longtemps. Il commence déjà à s’évaporer lorsque, deux jours plus tard, elle découvre les résultats des analyses sanguines.

            D’abord, elle n’en croit pas ses yeux et demande au labo de recommencer l’analyse sur un autre échantillon. Le résultat est confirmé : Matthew appartient bien au groupe Helsinki ! Matthew est né la même année que Nick. Il a la même morphologie. Il est le « donneur parfait ».

            Comment ne pas y voir un signe du ciel ? Une occasion incroyable qui ne se reproduira plus jamais.

            Que se passe-t-il alors dans la tête de Kate à ce moment précis ? Que ressent-elle lorsqu’elle comprend que la seule façon de sauver l’homme qu’elle aime est de devenir un assassin ?

            Comment franchit-on la frontière entre l’amour et la folie ?

            *

            Le téléphone sonna dans le vide pendant plusieurs secondes avant qu’Emma émerge de ses pensées.

            – Oui, Romuald. Où es-tu ?

            – À une dizaine de kilomètres au sud de Lowell. Le pick-up du cascadeur vient de s’enfoncer dans un chemin forestier.

            – D’accord. Le type doit avoir une cabane ou une sorte de planque dans le coin. Maintenant qu’on sait où il se cache, rapplique dare-dare à l’hôtel.

            L’adolescent hésita. Emma entendait le bruit du moteur du SUV qui continuait à tourner.

            – Rentre, Romuald. J’ai plein de choses à te raconter. Il faut qu’on prenne une décision.

            Mais l’adolescent ne l’écoutait pas.

            – Romuald, s’il te plaît !

            Le garçon essuya ses lunettes. Il ne pouvait pas stopper maintenant, au milieu du gué. Ne pas savoir ce qui se trouvait au bout du chemin serait pour lui un manque de courage, une défaite personnelle.

            Il remit sa monture et actionna la marche avant.

            – Je vais voir, lança-t-il à Emma. Je reste en ligne.

            Il jeta un œil à sa batterie – « 3 % » – puis s’enfonça à son tour dans la forêt. La piste était recouverte d’une épaisse couche de neige, mais les énormes pneus du Dodge avaient bien déblayé le passage.

            Plus il s’enfonçait, plus il faisait sombre. Le soleil avait disparu, caché par la densité des conifères. Il serpenta ainsi au milieu de la pénombre sur un demi-kilomètre.

            À l’autre bout du fil, Emma se rongeait les sangs.

            – Tu es toujours là, tête de blatte ?

            – Oui, mais j’arrive dans un cul-de-sac.

            L’adolescent crispa les mains sur le volant. Au bout du sentier, le Dodge avait fait demi-tour et lui faisait face.

            – Le pick-up est là, mais…

            Il plissa les yeux.

            – Mais quoi ?

            – Je crois qu’il n’y a plus personne au volant.

            – Romuald, reviens, bordel !

            – Oui, c’est plus prudent, admit-il.

            À présent, il avait vraiment peur. En quelques secondes, le bois était devenu opaque et semblait se refermer sur lui. Il manœuvra pour faire marche arrière, mais le chemin était étroit et le véhicule s’enlisa dans la neige.

            Merde…

            Une poussée de sueur lui emperla le front. Il enclencha le frein et sortit dans le froid. Une chape de silence enveloppait la forêt. Quelques flocons se détachaient des branches et voltigeaient dans les airs.

            – Y a quelqu’un ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

            Pas de réponse.

            Il fit quelques pas pour se rapprocher du pick-up et regarda à travers la vitre.

            Personne.

            Il nota que la porte n’était pas verrouillée. Il s’apprêtait à l’ouvrir lorsqu’il entendit un crissement de pas dans la neige. Il se retourna brusquement et dans un battement de paupières aperçut une ombre noire qui s’abattait sur lui.

            Il ouvrit la bouche pour hurler, mais la crosse d’une arme lui heurta le crâne.

            Et il perdit connaissance.

            Emma avait entendu une succession de bruits sourds et paniqua.

            – Tête de blatte ? Tu m’entends ? demanda-t-elle, la voix pleine d’inquiétude. Explique-moi ce qui se passe, Romuald ! Je t’en prie !

            Des larmes plein les yeux, elle ne put continuer sa supplique. Seule la sonnerie prolongée se faisait entendre.

            La communication était coupée.

            1- Dans le langage de l’espionnage, une boîte aux lettres morte est un emplacement utilisé pour échanger secrètement des documents sans être obligés de se rencontrer physiquement.

            2- VKontakte, le réseau social le plus populaire de Russie.

Sixième partie

            Au-delà de la frontière

 24

            Heroes and villains

            Plains ceux qui ont peur car ils créent leurs propres terreurs.