Stephen KING
La nuit était tombée lorsque le pick-up bordeaux arriva aux abords de la zone industrielle de New Hartland, entre Nashua et Salem, à la frontière du New Hampshire et du Massachusetts.
À première vue, l’endroit était protégé, tantôt par du grillage, tantôt par des palissades en bois, mais pas suffisamment pour qui voulait vraiment pénétrer dans l’enceinte. Le Dodge passa devant l’entrée principale, contourna la partie qui longeait la route et remonta lentement une allée gravillonnée plus discrète pour arriver devant un lourd portail métallique fermé par une chaîne. Le cascadeur freina brutalement, descendit du véhicule muni d’une pince-monseigneur et d’une cisaille. À la lumière des phares, il ne lui fallut que quelques secondes pour débloquer l’ouverture des deux battants. Il remonta dans la cabine du truck et continua son chemin.
Coincé entre la rivière et une ancienne voie ferrée, l’endroit était progressivement tombé en déshérence au cours des années 2000. La camionnette traversait un paysage sordide qui s’étendait sur plusieurs hectares : des hangars et des entrepôts laissés à l’abandon, des usines aux fenêtres murées, des terrains en friche.
Au volant du pick-up, Oleg Tarassov entra dans un hangar tout en longueur qui avait autrefois abrité les abattoirs du comté de Hillsborough. L’établissement avait été le dernier de la zone à mettre la clé sous la porte trois ans plus tôt et une partie des locaux, rachetés par un promoteur, étaient toujours alimentés en électricité.
La municipalité avait tenté de réhabiliter le site en élaborant, avec des investisseurs privés, des projets de lotissements et d’espaces d’animation culturelle et de loisirs, mais, à cause de la crise économique, rien n’avait vu le jour. Les terrains restaient en friche, les locaux désaffectés et les bâtiments en ruine, au grand bonheur des squatteurs, des gangs et des drogués.
Tarassov bondit du véhicule et actionna les interrupteurs. Une lumière vacillante éclaira faiblement l’entrepôt.
Sans ménagement, il tira le corps de Romuald au sol et lui balança quelques gifles pour lui faire reprendre conscience.
Sans succès.
Tarassov était inquiet. Il avait examiné avec attention le passeport qu’il avait trouvé dans une des poches de pantalon du gamin : il était mineur et étranger. Pour quelle raison l’avait-il suivi depuis le St. Francis ? Cela avait-il un rapport avec le contrat qu’il devait exécuter cette nuit ? Mentalement, il se repassa le film de sa journée. Il tiqua en se rappelant la jeune femme qui avait pris l’ascenseur avec lui à l’hôtel. Maintenant qu’il y pensait, il en était certain : elle avait eu un comportement étrange. Le suivait-elle, elle aussi ? Mais pourquoi ? Il avait pourtant respecté toutes les règles de prudence. Comme souvent, le maillon faible du contrat était le donneur d’ordres. Il hésita à appeler Kate Shapiro, mais le deal était formel : pas d’appel, pas de contact, pas de trace. L’exécution pure et simple de ce qui avait été convenu. Il se demanda si la somme promise valait la peine de continuer. Il conclut par l’affirmative. La femme avait été réglo. Elle lui avait déjà versé deux traites de 500 000 dollars. Il ne savait pas comment elle trouvait tout ce fric et ce n’était pas son affaire, mais elle avait accès à du cash. Beaucoup de cash. Et des billets non marqués. Il restait un million de dollars à récupérer. Il décida donc qu’il irait jusqu’au bout de son contrat.
En attendant de pouvoir interroger le gosse qui gisait, toujours inconscient, par terre, le cascadeur attrapa une chaise en ferraille, la débarrassa de ses toiles d’araignée et s’assit à une table métallique. Il porta une cigarette à sa bouche, l’alluma et posa la boîte d’allumettes sur la table. En recrachant sa première bouffée de fumée, il sortit un notebook de sa mallette, l’ouvrit et consulta le dossier détaillé dans lequel il avait patiemment récapitulé toutes les informations concernant l’homme qu’il devait tuer.
*
Romuald commençait à percevoir une lueur orangée qui vacillait devant ses yeux. Un bourdonnement sourd tournait dans sa tête en même temps qu’une douleur aiguë lui vrillait le crâne. Il était couché sur un sol dur et glacé. Il essaya de se redresser, mais constata qu’un serre-flex lui entravait les mains.
Mais où suis-je ?
Lorsqu’il reprit vraiment conscience, il se rendit compte qu’il se trouvait dans un hangar aux murs de béton brut éclairés d’une lumière glauque. Il tira d’un coup sec pour se débarrasser de ses liens, mais la corde en nylon lui mordit la chair. Il grimaça de douleur et comprit qu’il ne parviendrait pas à se libérer.
Alors que les larmes lui montaient aux yeux, il aperçut un homme qui avançait vers lui d’un pas décidé. Il fit des efforts pour s’asseoir, essaya même de se lever, mais l’une des bottes de Tarassov lui écrasa la poitrine.
– Ne bouge pas !
Terrorisé, l’adolescent n’osa même pas lever les yeux.
– Pourquoi me suivais-tu ? demanda-t-il en appuyant sa chaussure sur le torse du gamin.
Romuald ferma les yeux et se recroquevilla sur lui-même.
– POURQUOI ? hurla Tarassov, si fort que l’adolescent fondit en pleurs.
Hors de lui, le Russe lui balança un coup de pied dans les côtes. Romuald en eut le souffle coupé, puis, une fois le choc encaissé, partit dans une longue quinte de toux.
Avec une force redoutable, Tarassov l’attrapa par sa parka et le traîna dans une pièce sans fenêtre, aux murs et au plafond recouverts de métal. Le cascadeur lâcha Romuald, qui tomba lourdement par terre, et referma la porte derrière lui. Le gamin ne mit pas longtemps à comprendre où il se trouvait. Un vent glacé balaya son visage. Il leva les yeux. L’air frais s’échappait des serpentins d’un énorme évaporateur. Il était enfermé dans une salle frigorifique.
*
Boston
Épicerie fine, Zellig Food
Matthew poussait son caddie, essayant de se frayer un chemin jusqu’au rayon des fruits et légumes.
– Plus vite, papa, plus vite ! gloussa Emily en s’accrochant au siège du chariot.
Matthew caressa la joue de sa fille et attrapa une botte de persil, un bouquet de feuilles d’estragon, des échalotes et des petits oignons.
Au détour d’un étalage, il les vit enfin : les rattes de Noirmoutier dont raffolait sa femme. Il avait déjà fait la moitié des primeurs et des maraîchers de la ville sans parvenir à mettre la main sur ces merveilles. Ce soir, il tenait à ce que tout soit parfait. Il avait concocté un repas de fête composé de tous les plats préférés de Kate. Malgré leur prix exorbitant, il se servit une bonne quantité de pommes de terre, vérifia sur sa liste que rien ne manquait et se rua vers les caisses.
– Papa, on oublie la boisson pour le père Noël ! s’écria Emily.
– Oui, tu as raison, dit-il en faisant demi-tour.
Au rayon frais, ils choisirent ensemble une brique de lait de poule.
– On ajoutera une bonne rasade de bourbon. Il aime bien ça, le père Noël, et par ce froid, ça ne lui fera pas de mal, ajouta-t-il en lançant un clin d’œil à sa fille.
– Bonne idée ! rigola-t-elle.
Matthew lui rendit son sourire, en notant mentalement de ne pas oublier de boire le verre avant qu’Emily ne débarque dans le salon le lendemain matin.
*
Le froid figeait le corps de Romuald. En boule, les genoux repliés contre la poitrine, il avait enfoui son visage dans la capuche en fourrure de sa parka. Il regarda sa montre. Ça faisait plus de vingt minutes qu’il était dans la salle frigorifiée. Des palettes en bois fracassées s’entassaient dans un coin du local. Il en avait fait rapidement le tour. Les murs étaient couverts de moisissures et de rouille. Impossible d’arrêter le frigo de l’intérieur. Impossible de déverrouiller la porte.
Il souffla désespérément dans ses mains pour essayer de se réchauffer. Il grelottait, ses lèvres tremblaient, ses dents claquaient. Son cœur battait plus vite, comme après un effort prolongé.
Au début, il s’était dandiné d’un pied sur l’autre pour ne pas geler sur place, mais le froid était plus fort, engourdissant tout, transperçant ses vêtements, hérissant ses membres de chair de poule.
Soudain, alors qu’il n’y croyait plus, un bruit de décompression se superposa au ronronnement du local frigorifique. La porte s’ouvrit et le cascadeur s’avança lentement vers lui, un calibre dans une main, un couteau dans l’autre.