Pressé de retrouver sa femme, Matthew traversait la ville à toute allure. Un quartier qu’il connaissait comme sa poche, un trajet qu’il avait effectué des centaines de fois. Charles Street, Beacon Street, Arlington Street… Malgré la pluie fine mélangée à la neige, sa vieille moto collait à l’asphalte et tenait bien la route. Il accéléra encore dans Columbus, l’immense artère rectiligne qui reliait le centre au South End, à Roxbury et à l’est de Jamaica Plain. Il était encore tôt, mais la ville était déserte. L’éclairage des décorations se superposait à celui des bureaux et des magasins. Des anges argentés s’accrochaient aux lampadaires, des guirlandes d’étoiles brillaient de mille feux et d’étranges disques phosphorescents enserraient les arbres, créant une atmosphère futuriste.
En approchant des quartiers périphériques, les illuminations se firent plus rares. Matthew sentit sa moto tanguer en négociant à trop vive allure le carrefour giratoire situé en amont de la gare de Jackson Square. Il parvint sans difficulté à la stabiliser, puis il contourna la gare et s’engagea sur « la corniche », la rampe en béton entre Rope Street et Connoly Avenue, la rue dans laquelle se trouvait l’hôpital de Kate. En théorie, ce raccourci était interdit aux motos, mais il n’avait jamais vu aucun flic verbaliser à cet endroit. Néanmoins, il roula prudemment à cause du sol instable. Un peu avant d’aborder un virage en épingle, il remarqua dans son rétroviseur un autre motard qui le collait d’un peu trop près, juché sur une énorme Harley customisée.
Le phare l’aveugla.
Pas envie de faire la course, pensa-t-il en ralentissant et en serrant à droite pour se laisser dépasser. Le cruiser déboîta pour le doubler, mais au dernier moment se rabattit violemment. La roue avant de la Harley heurta la roue arrière de la Triumph et la déséquilibra. Surpris par la violence du choc, Matthew perdit le contrôle de sa moto.
Dans un ultime réflexe, il tourna son guidon et bloqua la roue arrière pour coucher sa moto qui glissa sur le bitume détrempé et vint s’encastrer dans les rails des barrières métalliques. Éjecté de la Triumph, Matthew roula sur le sol. Son casque frappa plusieurs fois la route et l’une de ses jambes heurta latéralement le poteau qui soutenait les glissières avant qu’il ne s’immobilise. Il mit une dizaine de secondes avant de comprendre ce qui lui arrivait. Toujours à terre, il chercha à se mettre debout, mais hurla de douleur. Sa jambe droite était cassée. Il s’appuya contre la glissière, enleva son casque. Lorsque son visage fut à l’air libre, Matthew vit le conducteur du chopper se précipiter sur lui, armé d’une batte de baseball.
L’homme avait déjà déclenché son mouvement, prêt à lui briser les cervicales…
*
Les deux dards d’un Taser harponnèrent le Russe derrière la nuque, délivrant une décharge électrique qui le sidéra. Il s’effondra brutalement, comme foudroyé par un éclair.
Vêtue d’une paire de leggings noirs et d’un blouson en cuir, Emma profita de la paralysie du tueur pour le désarmer.
– Ça va ? demanda-t-elle en se précipitant vers Matthew.
Il leva les yeux vers cette femme au visage recouvert d’un passe-montagne sombre, qui avait surgi de nulle part pour lui sauver la vie.
– Mais… qu’est-ce qui se passe ?
– C’est votre femme ! cria Emma. Elle cherche à vous tuer !
– Quoi ? Mais vous délirez ! Qui êtes-vous ?
Emma n’eut pas le temps de répondre.
Deux phares ronds et brillants trouèrent la nuit. Le coupé Mazda de Kate se gara à côté de la Harley Davidson. La chirurgienne sortit de la voiture et évalua la situation d’un regard froid.
Rien ne se passait comme prévu.
– Chérie ! appela Matthew.
Kate ne le regarda même pas. Elle se demandait seulement qui était cette femme aux allures de Catwoman qui venait de faire échouer son plan.
Prendre les problèmes les uns après les autres.
Elle se pencha vers Tarassov et aperçut les dards du Taser plantés dans sa nuque. Le système nerveux paralysé, le tueur gisait sur le goudron, peinant à reprendre ses esprits. En fouillant dans la poche intérieure du blouson d’Oleg, elle trouva ce qu’elle cherchait : un Glock 17 en polymères muni de son chargeur. Kate arma le pistolet automatique et fit feu en direction d’Emma, pour la forcer à battre en retraite. Le bras tendu, perpendiculaire au corps, les doigts crispés sur la détente, Kate s’avançait vers son mari.
Je peux encore sauver Nick. Une balle dans la tête de Matthew le tuera, mais préservera son cœur.
– Kate, qu’est-ce que tu fais, chérie ? Qu’est-ce que tu…
– Tais-toi ! hurla-t-elle. Ne m’appelle pas chérie ! Tu ne me connais pas. Tu ne sais rien de moi. RIEN !
Je finirai mes jours en prison, mais Nick vivra…
Le visage de la belle chirurgienne s’était métamorphosé. Il avait perdu sa grâce et sa beauté pour n’être plus qu’un masque de porcelaine, blanc et froid. Seuls ses yeux étaient en feu, brûlants d’une flamme furieuse. Comme un robot, elle continuait d’avancer vers son mari.
– J’aimerais bien t’expliquer, Matt, mais tu ne pourrais pas comprendre.
Emma s’était repliée sur le bord opposé de la route. En plissant les yeux, elle aperçut le cascadeur qui essayait désespérément de se mettre debout. C’est alors qu’elle remarqua le holster à boutons-pressions attaché à la cheville de Tarassov. Un déclic se fit dans sa tête. Elle rampa jusqu’à lui et arracha le Smith & Wesson 36 de son étui. Elle joignit les mains autour de la crosse et tendit le bras pour avoir Kate dans sa ligne de tir.
Pas le temps de se poser de questions.
Le canon du Glock de Kate était pointé sur le crâne de son mari, celui d’Emma tendu en direction de la chirurgienne. Les deux femmes étaient prêtes à faire feu.
Emma pria pour ne pas trembler.
Elle appuya la première sur la détente.
*
Touchée à la poitrine, Kate tomba en arrière. Son corps bascula au-dessus de la glissière de sécurité et dévala le versant abrupt du ravin.
*
Un long silence, presque irréel, succéda au coup de feu.
Projetée au sol par la violence du recul, Emma resta plusieurs secondes tremblante, choquée, sans voix.
Oleg Tarassov avait réussi à se mettre debout difficilement et avait compris qu’il avait tout intérêt à quitter les lieux. Sans casque, il remonta sur la Harley, mit les gaz et s’enfuit dans le sens opposé à celui par lequel il était arrivé.
C’est au bout de cinquante mètres, au croisement, que le camion de farine de Sameer Naraheyem le percuta de plein fouet.
*
Emma reprit ses esprits. Elle vit Matthew, à quelques mètres d’elle, prostré, en état de choc. Mais en vie.
Romuald !
Elle courut jusqu’à l’épave de la moto et arracha le GPS fixé par un scratch doublé d’une puissante ventouse. Puis elle revint sur ses pas et grimpa dans la voiture de Kate.
*
À l’intérieur de l’habitacle, elle enleva son passe-montagne et consulta le système de géolocalisation. Comme elle l’espérait, l’appareil avait gardé en mémoire les derniers trajets effectués par le tueur. Elle mit le contact et quitta « la corniche » dans un crissement de pneus.
Boston était désert. Elle rejoignit l’I-93 par le nord et roula sur l’autoroute au mépris de toutes les règles de sécurité ou de prudence. Elle se foutait des limitations de vitesse, des patrouilles, du danger. Rien n’avait d’importance à part Romuald.
Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé…
Elle conduisit pied au plancher pendant une demi-heure puis sortit de l’autoroute au niveau de Windham, à la frontière du Massachusetts et du New Hampshire. Elle se laissa guider par le GPS, empruntant des routes secondaires jusqu’à buter sur l’enceinte d’une ancienne zone industrielle.