Et maintenant ?
Emma regarda l’écran du navigateur : le repère marquant la zone d’arrivée n’était pas loin, mais inaccessible en voiture. Elle laissa ses phares allumés et descendit du véhicule. Cette partie de la route était totalement plongée dans l’obscurité. Elle ne voyait pas grand-chose, hormis une haute clôture qui s’élevait devant elle. Elle décida d’escalader le grillage à mains nues. En passant de l’autre côté du treillis, un bout de fil de fer, affûté comme un couteau, s’enfonça dans le haut de son bras et lui déchira la chair sur au moins cinq centimètres.
La douleur la fit chanceler. Elle sentit le sang couler sous son pull et son blouson, mais refusa de s’apitoyer sur son sort. Elle se laissa tomber et roula sur le sol. Puis elle se releva et courut pour grimper au sommet d’un talus, d’où elle parvint à distinguer la ville fantôme. Les anciennes usines et les entrepôts désaffectés s’étendaient à perte de vue. Le lieu était surréaliste. Un véritable décor de film d’épouvante. Quelques wagons rouillaient le long d’une vieille voie de chemin de fer. Le vent hurlait, faisant grincer les installations métalliques. Des silhouettes déformées menaçaient de jaillir derrière chaque baraquement. Une vallée des ombres qui devait s’étendre sur cinq ou six hectares.
Comment retrouver Romuald dans ce labyrinthe de ferrailles et de tôles ?
– Romuald ! Romuald ! cria-t-elle plusieurs fois, mais le vent et la neige emportèrent ses cris dans le néant.
Elle chercha des yeux un indice ou un détail qui puisse l’orienter, mais on n’y voyait pas à trois mètres.
Chassant les flocons qui s’accrochaient à son visage, se servant de son téléphone portable comme d’une lampe-torche, elle courut à perdre haleine, face au vent, remontant vers le nord-est de la zone industrielle. Tarassov avait sans doute cherché l’endroit le plus éloigné de la route pour entreposer sa voiture. Soudain, un bruit la fit s’arrêter. Elle venait de marcher sur du gravier. Elle éclaira le sol en reprenant son souffle.
Un chemin montait jusqu’à un gigantesque entrepôt.
Elle avança de quelques pas pour éclairer un panneau recouvert de rouille :
ABATTOIRS RÉGIONAUX
COMTÉ DE HILLSBOROUGH
Elle reprit sa course jusqu’au bâtiment principal. Là, elle remarqua des traces de pneus qui commençaient à être recouvertes par la neige. Son cœur bondit dans sa poitrine. On était venu ici récemment.
Elle poussa de toutes ses forces la haute porte coulissante qui donnait accès au local et la referma sur elle pour ne pas laisser le vent s’engouffrer.
– Romuald !
L’endroit était plongé dans le noir, mais un bruit de chauffage ou de climatisation bourdonnait.
Emma actionna un interrupteur et une lumière blafarde se répandit, découvrant un entrepôt presque vide aux murs de béton brut.
Au milieu du bâtiment, elle reconnut le pick-up bordeaux du cascadeur.
Elle s’approcha de la camionnette et regarda à l’intérieur.
Personne.
Elle regretta de ne pas avoir emporté avec elle le petit revolver compact du cascadeur.
– Romuald ?
Au bout de la pièce principale, un couloir en forme de coude débouchait sur une enfilade de portes en ferraille. La première donnait sur une pièce vide. Les autres étaient verrouillées. Elle ferma les yeux, mais son découragement dura moins d’une seconde.
En partant, le tueur avait pris soin de tout éteindre. Sauf…
Le souffle du générateur !
Elle revint sur ses pas pour tenter d’identifier la source du bruit. Le ronronnement provenait d’une salle frigorifique. Elle tambourina contre la paroi métallique.
– Romuald ?
Non, c’est impossible. Pas là…
– Romuald ? C’est moi, Emma, tu m’entends ?
Elle essaya d’ouvrir la porte, mais en vain. En se baissant, elle remarqua une pièce en acier brossé en forme de gouvernail. Elle la tourna à fond et la porte du local réfrigéré s’ouvrit.
Accueillie par un souffle polaire, elle se rua à l’intérieur.
– Romuald !
À la lueur de son téléphone, au milieu de l’obscurité, elle aperçut la capuche en fourrure de la parka de l’adolescent.
Elle se précipita sur lui. Il était couché, inanimé. Mobilisant toutes ses forces, elle le tira pour l’extraire du frigo mortel et le ramena à l’air ambiant. Elle mit son téléphone sur haut-parleur, appela le 911 et demanda une ambulance d’urgence pour prendre en charge un patient atteint d’hypothermie.
En attendant les secours, elle chercha une respiration qu’elle ne trouva pas, un pouls qu’elle était trop nerveuse pour capter. La peau de Romuald était livide, bleutée, cadavérique.
Merde !
Elle n’avait pas la moindre couverture pour le réchauffer. Alors lui revinrent en mémoire les gestes de survie qu’elle avait appris quelques mois plus tôt, lors d’un stage qu’avaient dû suivre tous les employés de l’Imperator. Un truc que sur le moment elle avait trouvé débile et sans intérêt, n’imaginant pas un seul instant que cela lui serait peut-être utile un jour. Heureusement, les manipulations qu’elle avait faites sur un mannequin lui revenaient à présent avec acuité. Elle allongea l’adolescent bien droit, se plaça à genoux à côté de son thorax, releva son pull et posa la paume de sa main droite sur la partie inférieure du sternum. Elle plaça sa deuxième main au-dessus de la première. Les bras tendus, elle appuya de tout son poids, enfonçant ses mains dans la poitrine de Romuald, puis se redressa avant de reprendre le cycle de compression et de relâchement pour faire circuler le sang dans le corps de l’adolescent.
Et un et deux et trois ! Un et deux et trois !
Elle compta trente compressions, puis administra à l’adolescent deux insufflations par bouche-à-bouche.
Ne meurs pas !
La rage au cœur, elle recommença le cycle du massage cardiaque, en essayant de conserver un rythme régulier.
Et un et deux et trois…
À chaque pression sur la cage thoracique, elle risquait de lui briser les côtes.
Et un et deux et trois…
Le temps s’était arrêté. Emma était ailleurs. Elle menait une guerre. Celle que la vie livre contre la mort.
Ne meurs pas, Romuald ! Ne meurs pas !
Un an plus tard…
Replay
S’il est vrai que nous ne pouvons vivre qu’une seule partie de ce qui est en nous, qu’advient-il du reste ?
Pascal MERCIER
Université de Harvard
Cambridge
19 décembre 2011
L’amphithéâtre était bondé, mais sans un bruit.
Les aiguilles du cadran en bronze de la vieille horloge murale marquaient 14 h 55. Le cours de philosophie délivré par Matthew Shapiro touchait à sa fin.
La sonnerie libéra les élèves. Matthew rangea ses affaires, enfila son manteau, noua son écharpe et sortit sur le campus. Dès qu’il fut dehors, il se roula une cigarette et traversa le Yard.