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            Le parc baignait dans une belle lumière automnale. Depuis dix jours, la température particulièrement douce pour la saison et le soleil abondant offraient aux habitants de Nouvelle-Angleterre un été indien aussi agréable que tardif.

            – M’sieu Shapiro ! Réflexe !

            Matthew tourna la tête vers la voix qui l’interpellait et eut l’intuition de lever les yeux. Un ballon de football américain arrivait dans sa direction.

            Il le réceptionna de justesse et le renvoya dans la foulée au quarterbackqui l’avait sollicité. Puis il quitta l’enceinte de l’université par le portail monumental qui débouchait sur Harvard Square.

            Il venait de s’engager sur le passage piéton pour rejoindre la station de métro lorsqu’une vieille Chevrolet Camaro pétaradante déboucha à l’angle de Massachusetts Avenue et de Peabody Street. Le jeune prof sursauta et marqua un mouvement de recul pour ne pas être écrasé par le coupé rouge vif qui s’arrêta à son niveau dans un crissement de pneus.

            La vitre avant descendit pour laisser apparaître la chevelure rousse d’April Ferguson, sa colocataire depuis l’assassinat de sa femme.

            – Hello, beau brun, je te ramène ?

            – Je préfère rentrer en transport en commun, déclina-t-il. Tu conduis comme si tu étais dans un jeu vidéo !

            – Allez, ne fais pas ton pétochard. Je conduis très bien et tu le sais !

            – N’insiste pas. Je tiens à la vie, moi ! Je voudrais éviter à ma fille de se retrouver orpheline à quatre ans et demi.

            – Oh, ça va ! N’exagère pas non plus ! Allez, trouillard, dépêche-toi ! Je bloque la circulation, là !

            Pressé par les coups de klaxon, Matthew poussa un long soupir d’abdication et ouvrit la portière pour se glisser dans la Chevrolet.

            À peine eut-il bouclé sa ceinture, qu’au mépris de toutes les règles de sécurité la Camaro effectua un périlleux demi-tour pour partir en trombe vers le nord.

            – Boston, c’est de l’autre côté ! s’insurgea-t-il en s’agrippant à la portière.

            – Je fais juste un petit détour par Belmont. C’est à dix minutes. Et ne t’inquiète pas pour Emily. J’ai demandé à sa baby-sitter de rester une heure de plus.

            – Quel culot ! Je te préviens, je…

            La jeune femme passa deux vitesses avec célérité puis plaça une brusque accélération qui coupa la parole à Matthew. Une fois en vitesse de croisière, elle se tourna vers lui et lui tendit un carton à dessins.

            – Figure-toi que j’ai peut-être un client pour l’estampe d’Utamaro, reprit-elle.

            La Chevrolet avait quitté le quartier universitaire. Elle emprunta la voie rapide qui longeait le Fresh Pondavant d’arriver à Belmont, une petite ville résidentielle à l’ouest de Boston. April entra une adresse sur le GPS et se laissa guider jusqu’à une zone pavillonnaire chic et familiale. Malgré l’interdiction formelle, la Camaro dépassa un bus scolaire et se gara dans une rue calme bordée d’arbres.

            – Tu viens avec moi ? demanda-t-elle en récupérant le carton à dessins.

            Matthew secoua la tête.

            – Je préfère t’attendre dans la voiture.

            – Je fais aussi vite que possible, promit-elle en se remaquillant dans le rétroviseur.

            – Tu n’as pas peur d’en faire trop ? la provoqua-t-il.

            – « J’suis pas mauvaise, j’suis juste dessinée comme ça », minauda-t-elle en reprenant la réplique et la voix de Jessica Rabbit.

            Puis elle déplia ses jambes interminables moulées dans un legging et sortit de la voiture.

            Resté seul, Matthew jeta un coup d’œil de l’autre côté de la rue. Une mère et ses deux jeunes enfants installaient dans leur jardin les décorations de fête. Il se rappela que Noël était dans quelques jours et cette réalité le plongea dans un état proche de la panique. Il voyait avec terreur se profiler le premier anniversaire de la mort de Kate : ce funeste 24 décembre 2010 qui avait fait basculer son existence dans la souffrance et l’accablement.

            Depuis l’assassinat de son épouse, sa vie n’était qu’un cauchemar. Comment réagir lorsque l’on apprend que celle qui partage votre vie depuis quatre ans, la mère de votre petite fille, ne s’est mariée avec vous que pour vous tuer ? Vous tuer dans le seul but de transplanter votre cœur pour sauver son amant. Comment vivre désormais ? Comment continuer à faire confiance aux gens ? Comment envisager à nouveau de vivre avec une femme ?

            Matthew soupira. Seule sa fille l’avait empêché de sombrer dans la folie ou de se foutre en l’air. Lorsque l’événement avait été rendu public, juste après la mort de Nick Fitch, il avait dû se battre pour protéger Emily de la curiosité des journalistes. Il y avait eu un moment très pénible pendant lequel les médias ne le lâchaient pas. Des éditeurs lui avaient proposé des sommes folles pour raconter son histoire et Hollywood voulait mettre en scène sa tragédie. Pour fuir ces intrus, il avait alors sérieusement pensé à quitter le Massachusetts, mais il était trop attaché à Boston, à sa maison et à ses élèves. Depuis quelques semaines, l’affaire commençait à se tasser médiatiquement. Cela n’enlevait rien à sa détresse, mais il se sentait au moins délivré du poids d’une notoriété malsaine.

            À travers de petites choses, il reprenait goût à l’existence : une promenade sous le soleil avec Emily, un match de football avec ses étudiants, une blague particulièrement bien tournée d’April.

            Mais cette rémission était fragile. La douleur guettait, prête à l’attraper à la gorge, ressassant éternellement les mêmes questions sans réponses. Comment accepter que les plus belles années de votre vie ne soient en fait qu’une mascarade ? Comment reprendre confiance en soi après s’être fait berner de la sorte ? Comment trouver les mots pour expliquer cette situation à Emily ?

            Matthew transpirait. Son cœur cognait dans sa poitrine. Il baissa la vitre de la Camaro, chercha une barrette d’anxiolytique dans la poche de son jean et la posa sous sa langue. Le médicament fondit doucement dans sa bouche, lui apportant un réconfort chimique qui dilua lentement sa fébrilité. Pour se calmer tout à fait, il avait besoin de fumer. Il sortit de la voiture, verrouilla la portière et fit quelques pas sur le trottoir avant d’allumer une cigarette et d’en tirer une longue bouffée.

            *

            Les yeux clos, le visage offert à la brise automnale, il savoura sa clope. Il faisait encore bon. Le soleil filtrait à travers les branches. Il resta quelques instants immobile avant d’ouvrir les yeux. Au bout de la rue, un attroupement s’était formé devant l’une des maisons. Curieux, il se rapprocha pour arriver devant un de ces cottages typiques de la Nouvelle-Angleterre : une vaste demeure tarabiscotée en bardage de bois, ornée d’un toit cathédrale surchargé de multiples fenêtres. Devant la résidence, sur la pelouse, on avait organisé une sorte de braderie.

            Matthew se mêla aux nombreux curieux qui chinaient sur les cent mètres carrés de la pelouse. La vente était animée par une jolie jeune femme brune au visage doux et souriant. À ses côtés, un shar-pei couleur sable se faisait les dents sur un os en latex.

            Au milieu des objets hétéroclites, Matthew aperçut un ordinateur portable : un MacBook Pro, écran quinze pouces. Pas la dernière version de ce modèle, mais la précédente ou celle d’avant. Il s’approcha et examina la machine sous toutes ses coutures. La coque en aluminium de l’appareil avait été personnalisée par un autocollant en vinyle appliqué au dos de l’écran qui mettait en scène une Ève stylisée et sexy. En bas de l’illustration, on pouvait lire la signature « Emma L. » sans que l’on sache très bien s’il s’agissait de l’artiste qui avait dessiné la figurine ou de l’ancienne propriétaire de l’ordinateur.

            Pourquoi pas ?songea-t-il en regardant l’étiquette. Son vieux Powerbook avait rendu l’âme à la fin de l’été. Il avait besoin d’un nouveau portable, mais depuis trois mois, il remettait sans cesse cette dépense à plus tard.

            L’objet était proposé à 400 dollars. Une somme qu’il jugea raisonnable.

            Il se rapprocha de la jeune femme responsable de la vente et lui désigna le Mac.

            – Cet ordinateur fonctionne, n’est-ce pas ?