Une heure avant qu’elle projette de le tuer, il était encore en train de lui mitonner ses plats préférés ! Il n’était pas une victime de Kate, il était une pauvre cloche, un pauvre naïf qui s’était laissé duper comme un bleu. Non seulement il méritait ce qui lui était arrivé, mais encore il devait en porter la croix jusqu’à sa mort !
De rage, il fracassa son téléphone contre le mur, avala ses cachets avec une lampée d’alcool et retourna s’allonger sur son canapé.
*
New York
Le lendemain
21 décembre 2011
– Hey !
Assise sur un banc de Washington Square Park, Emma fit un signe de la main en direction de Romuald. Le jeune homme la rejoignit, lui donna une accolade et lui tendit un sac en papier kraft.
– Je suis passé chez Mamoun’s acheter des falafels. Goûte ça, c’est un régal !
Il s’assit à côté d’elle et ils déballèrent leurs sandwichs.
En une année, Romuald s’était métamorphosé. Le petit Français rondouillard était devenu un beau garçon, élégant, élève en première année à la New York University. Après l’incroyable aventure qu’ils avaient partagée, Emma et lui étaient désormais unis par un lien très fort et se voyaient plusieurs fois par semaine. Emma avait aidé Romuald lors de son installation à Manhattan et était très attentive à ses études.
– Tu as poursuivi ta réflexion au sujet de ton orientation ? demanda-t-elle en mordant dans la pita. C’était une plaisanterie, ce que tu m’as dit avant-hier ?
– Pas du tout, je veux devenir psychiatre. Ou policier.
– Toi ?
– Oui, aujourd’hui je pense que les êtres humains sont définitivement plus intéressants que les ordinateurs. Leurs histoires d’amour, leurs pulsions de vengeance ou de violence…
Elle lui adressa un sourire complice.
– Délicieux, tes sandwichs, fit-elle, la bouche pleine.
– Je pensais que tu apporterais le vin, plaisanta-t-il. Avec un verre de bourgogne, ça doit être mortel !
Elle lui fit un clin d’œil. Il poursuivit :
– Bon, tu m’as assez fait mariner ! Comment s’est passé ton voyage à Boston ?
– Pas exactement comme je l’espérais, grimaça la jeune femme.
– Tu as revu Matthew ?
– Oui, il est bien venu au vide-grenier et il a même acheté mon ordinateur. J’étais émue, c’était tellement étrange de le retrouver après tout ce temps.
– Donc vous vous êtes parlé !
– Brièvement.
– Il ne t’a pas reconnue ?
– Non, et ça vaut mieux ! Il y a un an, il ne m’a aperçue que quelques minutes et je portais un passe-montagne.
– Tu lui as laissé tes coordonnées ?
– Oui, mais il ne m’a pas appelée.
– Il le fera, assura Romuald.
– Je ne crois pas, répondit-elle. Peut-être que c’est mieux comme ça, d’ailleurs.
– Mais pourquoi ne pas lui raconter la vérité ?
– C’est impossible, tu le sais bien. D’abord parce que la vérité est incroyable, et puis…
– Quoi ?
– Tu te vois tomber amoureux de la femme qui a tué la mère de ta fille ?
– Mais tu lui as aussi sauvé la vie, Emma !
La jeune femme haussa les épaules et tourna le regard pour que Romuald ne s’aperçoive pas que ses yeux brillaient.
Son trouble ne dura pas. Déjà, elle interrogeait son ami sur ses propres amours. Romuald progressait tous les jours dans la conquête d’Erika Stewart, une étudiante en philo de Harvard, de trois ans son aînée, qu’il avait rencontrée au farmers marketd’Union Square un mois plus tôt et dont il était tombé follement amoureux. Au départ, la jeune fille ne lui avait prêté aucune attention : pour rien au monde elle n’aurait accepté de sortir avec quelqu’un de plus jeune. Romuald avait réussi à trouver son adresse et, sur les conseils d’Emma, il s’était mis à lui écrire une lettre par jour. Une « vraie » lettre, rédigée au stylo-plume sur du papier chiffon. L’art de la séduction épistolaire n’étant pas le fort du jeune garçon, Emma, tel Cyrano de Bergerac, tenait souvent la plume à sa place. Et cette entreprise de conquête « à l’ancienne » avait porté ses fruits. Non seulement Erika s’était prise au jeu, mais encore elle venait d’accepter l’invitation de Romuald : un dîner à l’Imperator le samedi suivant.
– Tu sais qu’il faut trois mois d’attente pour obtenir une table dans ce restaurant, lui fit remarquer Emma d’un ton sérieux.
– Oui, je sais, fit-il d’un air dépité. Mais j’avais pensé que…
– Bien sûr que je t’aiderai à avoir une place ! Une belle table en bordure de fenêtre avec vue sur l’Empire State Building !
Il la remercia chaleureusement et elle le raccompagna à pied jusqu’au bâtiment de l’université.
*
Boston
13 heures
Matthew termina son jogging hors d’haleine. Il avait couru plus d’une heure, faisant une boucle complète autour du bassin de la Charles River, poussant jusqu’aux bâtiments du MIT avant de revenir vers le Public Garden.
Les mains sur les genoux, le dos courbé, il reprit son souffle avant de traverser en marchant les pelouses du Boston Common.
Les jambes tremblantes et le ventre serré, il ne parvenait pas à ralentir les battements de son cœur dans sa poitrine. Que lui arrivait-il ?
Cela n’avait rien à voir avec l’effort. Depuis qu’il s’était levé, un sentiment nouveau le submergeait ; une sensation grisante et inattendue qui l’avait pris de court. Quoi qu’il fasse, où qu’il aille, Emma Lovenstein ne quittait pas ses pensées. Impossible de la fuir. Impossible de lui échapper. Et cette présence faisait de lui quelqu’un d’autre. Un homme libéré d’une gangue et capable de se projeter enfin vers demain. L’évidence lui sauta aux yeux…
Il s’assit sur un banc, observa le bleu métallique du ciel, les reflets du soleil sur la surface du lac, et offrit son visage au vent léger.
Autour de lui, des enfants jouaient.
La vie était de nouveau là.
*
Après avoir quitté Romuald, Emma prit un taxi pour revenir à l’Imperator et passa le début d’après-midi avec son équipe à mettre au point les accords de vins à suggérer aux invités pour les repas du soir de Noël et du Nouvel An.
À 15 heures, son téléphone vibra dans sa poche. Elle le consulta discrètement.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Franc-jeu
Chère Emma,
C’est depuis la messagerie de votre ancien ordinateur que je vous envoie ce courrier. Il fonctionne très bien. Cherchant un prétexte pour vous contacter, j’ai bien pensé à le saboter, mais j’ai renoncé à ce mensonge pour préférer jouer franc-jeu. Alors voilà, j’ai une proposition à vous faire.
Je connais un petit restaurant italien dans l’East Village – Le Numéro 5 – au sud de Tompkins Square Park. Il est tenu par Vittorio Bartoletti et sa femme, qui sont tous les deux des amis d’enfance. Je vais dîner chez eux chaque fois que je me rends à New York.