— Merci de me recevoir, ajouta-t-elle avec un léger sourire.
— C’est avec plaisir, madame Davis. Puis-je vous appeler Heather ? Heather avait préféré donner son nom déjeune fille. Mary et Becky portaient le nom de Kyle, il n’y avait donc aucun risque que cette Mme Gurdjieff fasse le rapprochement.
— Appelez-moi Heather.
— C’est entendu. Savez-vous que vous avez eu beaucoup de chance d’obtenir un rendez-vous tout de suite ? Asseyez-vous, je vous en prie, ou installez-vous sur le divan si vous préférez.
Heather hésita un instant puis, avec un imperceptible haussement d’épaules, elle s’étendit sur le divan. Malgré ses études de psychologie, elle ne s’était jamais trouvée dans ce genre de situation, et cela lui parut être une expérience à ne pas manquer.
— Je ne sais pas très bien pourquoi je suis venue vous voir, commença-t-elle. En fait… j’ai des insomnies.
Elle regardait les diplômes de Lydia Gurdjieff accrochés au mur. Le plus important semblait être une maîtrise.
— C’est d’une banalité surprenante, déclara la thérapeute d’une voix chaude et agréablement teintée d’un léger accent du Newfoundland.
— Et je n’ai pas beaucoup d’appétit, ajouta Heather.
Lydia Gurdjieff hocha la tête et prit un mini-ordinateur sur son bureau. Elle se mit à écrire sur l’écran avec un stylo.
— Pensez-vous qu’il y ait une cause psychologique à cela ? demanda-t-elle.
— Au début, j’ai cru que j’avais une espèce de grippe, mais cela dure depuis plusieurs mois.
Lydia Gurdjieff prit quelques notes. Elle appuyait un peu trop fort sur le stylo, qui crissait sur l’écran comme une craie sur un tableau noir.
— Êtes-vous mariée ?
Heather acquiesça d’un signe de tête. Elle portait toujours son anneau, tout simple.
— Avez-vous des enfants ?
— Deux garçons…
Heather regretta presque aussitôt sa réponse. Elle aurait au moins pu ajouter une fille.
— De seize et dix-neuf ans, précisa-t-elle.
— Croyez-vous qu’ils soient la cause de vos problèmes ?
— Je ne pense pas.
— Vous avez toujours vos parents ?
Heather ne vit aucune raison de ne pas dire la vérité.
— Non.
— Oh ! Je suis vraiment désolée.
Sensible à cette réaction, qui semblait sincère, Heather esquissa un sourire.
Elles parlèrent une bonne demi-heure. Heather trouvait les questions de Lydia Gurdjieff tout à fait anodines.
Soudain, la thérapeute déclara :
— C’est un cas classique.
— Un cas de quoi ?
— Vous êtes une survivante de l’inceste.
— Pardon ? s’écria Heather, ahurie.
— Rien de surprenant à ce que vous ne vous en souveniez pas ! déclara fermement la thérapeute. Mais d’après ce que vous venez de me dire, c’est exactement ce qui vous est arrivé.
Heather tenta de retrouver un ton neutre.
— C’est ridicule !
— Je comprends votre réaction, elle est tout à fait normale, commenta Lydia Gurdjieff d’un ton plein d’assurance. Je ne m’attendais pas à ce que vous acceptiez d’emblée la vérité.
— Mais c’est faux ! s’écria Heather, scandalisée.
— Votre père est décédé, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Avez-vous pleuré à son enterrement ?
— Non, murmura Heather.
« Et pour cause ! » pensa-t-elle.
— C’était lui, n’est-ce pas ?
— Non, ce n’était personne.
— Avez-vous un frère beaucoup plus âgé que vous ? Ou alors, c’était peut-être votre grand-père, au cours de fréquentes visites ? Ou un oncle, avec lequel vous vous trouviez souvent seule ?
— Non !
— Alors c’était probablement votre père.
Heather tenta de raffermir sa voix.
— Il ne peut absolument pas avoir fait une chose pareille.
Lydia Gurdjieff lui adressa un sourire triste.
— C’est ce que tout le monde pense au début. Mais vous souffrez de ce que l’on appelle un désordre post-traumatique. La même chose est arrivée aux vétérans de la guerre du Golfe et des guerres colombiennes, à la différence près qu’au lieu de laisser vos souvenirs vous envahir, vous les refoulez.
Lydia Gurdjieff toucha la main de Heather.
— Écoutez, il n’y a pas de quoi avoir honte, vous n’êtes pas responsable. Mais vous devez accepter de vous souvenir.
Heather resta silencieuse.
Lydia Gurdjieff baissa la voix.
— C’est plus courant que vous ne croyez, dit-elle. Cela m’est arrivé, à moi aussi.
— Vraiment ?
La thérapeute regardait Heather droit dans les yeux.
— De l’âge de six ans, environ, jusqu’à l’âge de quatorze ans. Pas toutes les nuits, mais souvent.
— Oh ! c’est… c’est vraiment terrible ! s’écria-t-elle, horrifiée.
Lydia Gurdjieff agita la main gauche.
— Ne soyez pas désolée pour moi, ni pour vous. Au contraire, ces choses-là doivent nous fortifier.
— Mais… comment avez-vous réagi ?
— Il ne s’agit pas de moi, mais de vous. C’est vraiment dommage que votre père soit mort. Vous ne pouvez pas vous confronter à lui. C’est la meilleure chose à faire, croyez-moi : vous devez vous confronter à celui qui a abusé de vous. C’est une démarche qui donne une grande force. Malheureusement, tout le monde n’en est pas capable. Il y a des femmes qui ont peur, qui redoutent d’être déshéritées ou coupées du reste de leur famille. Mais quand il y a un résultat positif, c’est formidable.
— Ah oui ? dit Heather. Vous avez des patientes qui ont réussi ?
— Absolument. J’en ai plusieurs.
Heather ne savait pas trop jusqu’où elle pouvait aller.
— Vous avez un exemple récent ?
— Je n’ai pas le droit de vous parler de mes patientes.
— Naturellement. Mais en termes généraux…
— Eh bien, la semaine dernière, l’une d’elles s’est confrontée à l’homme qui a abusé d’elle.
Heather sentit son cœur battre la chamade. Elle fit un effort pour rester très prudente.
— Est-ce que ça l’a aidée ? Et lui, comment a-t-il réagi ?
— Elle… Oui, ça l’a vraiment aidée.
— Mais comment ? Je veux dire, est-elle libérée de ce qui la tourmentait ?
— C’est indéniable !
— Comment le savez-vous ? Comment pouvez-vous affirmer que cette démarche a changé quelque chose en elle ?
— Voyez-vous, cette patiente… que je ne nommerai pas, avait un problème avec la nourriture. C’est une réaction très courante chez les femmes victimes d’abus sexuels. L’autre symptôme fréquent est la difficulté à trouver le sommeil. C’est ce qui vous arrive. Quoi qu’il en soit, elle était boulimique. Or, depuis sa confrontation, elle est devenue parfaitement équilibrée. Voyez-vous, ce dont elle voulait se débarrasser, ce qu’elle voulait extirper d’elle-même, elle a fini par l’expulser définitivement.
— Je ne crois pas avoir eu le même problème ! Était-elle comme moi, incertaine ?
— Au début, oui. Ce n’est que plus tard que tout a refait surface. J’ai toutes les raisons de croire que cela se produira de la même façon pour vous. Nous trouverons la vérité et nous l’affronterons ensemble.
— Je ne sais pas. Je ne crois pas que cela se soit produit. Et… et puis… Je veux dire, les abus sexuels, l’inceste… tout ça, ce sont des histoires de magazines à scandales. C’est presque un cliché.
— C’est renversant, vous vous trompez complètement ! déclara la thérapeute d’un ton acide. Et si vous étiez la seule ! Mais c’est toute la société. Vous savez, dans les années 1980, quand on a vraiment commencé à parler des abus sexuels et de l’inceste, le sujet a été pris au sérieux et examiné à fond. Pour les personnes comme moi, qui en étaient victimes, ce fut un bol d’air frais. Nous n’avions plus à cacher ce sale petit secret ; les choses horribles que nous avions subies étaient exposées au grand jour, et nous avons enfin compris que nous n’en portions pas la responsabilité. Mais c’est une vérité pénible à entendre, et les gens comme vous – ceux qui ont vu leurs voisins, leur père ou d’autres parents sous cet éclairage tout à fait nouveau – se sont trouvés très mal à l’aise. Ils préféraient l’époque où la vérité était cachée, où ils n’avaient pas à l’affronter. Ils voulaient enfouir ce souvenir, le marginaliser, le rayer de leur mémoire, et surtout empêcher les autres d’en parler.