Heather réfléchissait. Inceste, pédophilie, attouchements, autant de choses qui font partie du programme d’un cours de psychologie. Mais combien de fois en parlait-elle ? Une référence occasionnelle par-ci, une brève digression par-là, puis avant que le sujet ne devienne trop pesant, elle passait vite au besoin d’auto-actualisation de Maslow, à l’introversion et à l’extroversion de Adler, au conditionnement instrumental de Skinner.
— Vous avez peut-être raison, finit-elle par concéder.
— À moins que ce ne soit vous ! s’exclama Lydia Gurdjieff, soucieuse de se montrer conciliante à son tour. Il est possible qu’il ne vous soit rien arrivé, mais pourquoi ne pas essayer d’en avoir le cœur net ?
— Le problème, c’est que je ne me souviens de rien qui ressemble à ce que vous m’avez raconté.
— Vous éprouvez certainement un peu de colère contre votre père ?
— Naturellement. Mais il ne peut absolument pas m’avoir fait une chose pareille.
— C’est normal que vous ne vous en souveniez pas, affirma Lydia Gurdjieff. C’est presque le cas pour tout le monde. Mais cela n’empêche pas que ce soit en vous, refoulé, tapi sous la surface.
Elle fit une pause.
— J’ignore pourquoi, reprit-elle, mais mes propres souvenirs n’ont pas été refoulés. Par contre, en ce qui concerne ma sœur Daphné, qui a deux ans de moins que moi, les siens l’ont été. J’ai essayé d’en parler avec elle plusieurs fois, mais elle m’a dit que je devais être folle. Puis, un jour, nous avions une vingtaine d’années, elle m’a téléphoné de je ne sais où. Tous ses souvenirs, qu’elle avait étouffés pendant quinze ans, lui étaient revenus. Ensemble, nous avons parlé à notre père.
Encore une pause.
— Comme je vous l’ai déjà dit, c’est vraiment dommage que ce ne soit pas possible pour vous. Mais vous ressentirez un jour le besoin d’affronter ce problème, de le faire sortir au grand jour. L’oraison est un moyen d’y parvenir.
— L’oraison ?
— Vous écrivez tout ce que vous auriez dit à votre père si vous aviez abordé cette question avec lui de son vivant. Puis vous posez votre papier à côté de sa tombe.
Lydia Gurdjieff fit un petit signe de la main, comme si elle réalisait brusquement l’aspect macabre de cette proposition.
— Ne vous inquiétez pas, nous ferions cela dans la journée. C’est un moyen extraordinaire d’en finir.
— Je n’en suis pas sûre, dit Heather. Rien de tout cela ne me paraît très convaincant.
— Évidemment, c’est tout à fait normal. Mais faites-moi confiance, j’ai vu quantité de cas comme le vôtre. Croyez-moi, la vérité, c’est que la plupart des femmes ont été victimes d’abus sexuels.
Heather avait lu des rapports évoquant de nombreux cas, mais pour arriver à cette conclusion, ils prenaient en compte, outre les cas graves, les baisers sur la joue d’un parent détesté ou les bagarres avec des garçons dans la cour de l’école.
Lydia Gurdjieff jeta un coup d’œil sur le mur, derrière Heather. Heather suivit son regard, qui tomba sur une grosse horloge.
— Bien, nous n’avons plus beaucoup de temps, déclara la thérapeute. C’est un très bon début. Si vous voulez travailler avec moi, je crois que je peux vous aider à vous débarrasser de ce fardeau.
Chapitre 7
Heather appela Kyle et lui demanda de passer à la maison.
Il arriva vers 20 heures. Ils avaient déjà dîné chacun de leur côté.
Il s’installa sur le canapé et Heather s’assit dans le fauteuil qui lui faisait face. Elle ne savait par où commencer. Elle prit une profonde inspiration et se lança.
— Je pense que cela représente peut-être un cas de syndrome du faux souvenir.
— Ah ! dit gravement Kyle. Le très convoité SFS !
Heather connaissait trop bien son mari.
— Tu n’as pas la moindre idée de ce dont je parle, n’est-ce pas ?
— Eh bien, non.
— Sais-tu ce qu’est un souvenir refoulé, en théorie ?
— Oh oui, les souvenirs refoulés, je connais. J’en ai entendu parler. Il y a eu quelques cas juridiques, non ?
Heather acquiesça d’un signe de tête.
— Le premier a eu lieu il y a des lustres… voyons, quand était-ce ? Aux environs de 1989. Une femme qui s’appelait… laisse-moi réfléchir. Je l’avais inclus dans un cours, ça me reviendra… Ah oui ! c’était une femme de vingt-huit ou vingt-neuf ans, qui s’appelait Eileen Franklin. Elle avait déclaré s’être souvenue tout à coup d’avoir été témoin du viol et du meurtre de sa meilleure amie, vingt ans auparavant. Le corps avait été retrouvé peu de temps après le crime, et le viol et le meurtre avaient été prouvés. Mais le plus surprenant, ce n’est pas que Eileen ait brusquement revu le meurtre en train de s’accomplir, c’est qu’elle se soit tout à coup rappelé qui en était l’auteur : son propre père.
Kyle fronça les sourcils.
— Qu’est-il arrivé au père ? Heather le regarda.
— Il a été accusé. Mais par la suite, le procès a été annulé pour vice de forme.
— Est-ce que d’autres preuves sont venues confirmer l’accusation, ou reposait-elle uniquement sur le témoignage de la fille ?
Heather haussa imperceptiblement les épaules.
— Cela dépend de quelle façon on voit les choses. Eileen paraissait en savoir plus que quiconque au sujet du crime, ce qui fut considéré comme une preuve de la culpabilité de son père. Mais l’enquête démontra que la plupart des détails prétendument révélateurs qu’elle avait fournis avaient été diffusés dans la presse au moment où la petite fille avait été tuée. Naturellement, Eileen ne lisait pas les journaux à huit ou neuf ans, mais elle pouvait les avoir lus plus tard, dans un centre de documentation.
Heather se mordit la lèvre.
— Tu vois, maintenant que j’y pense, certains détails qu’elle a rapportés au cours de son témoignage se trouvaient dans ces articles, mais ils étaient faux.
— Comment ça ? demanda Kyle, perplexe.
— Elle se souvenait, ou prétendait se souvenir, de détails qui se sont révélés erronés. Par exemple, la petite fille qui a été tuée portait deux bagues, une en argent et une en or. Celle qui était en or avait une pierre, mais j’ai lu dans un article que la pierre se trouvait sur la bague en argent, et c’est exactement ce que Eileen a dit quand elle a parlé du crime à la police.
Heather fit un geste vague de la main.
— Évidemment, c’est un détail sans importance, et n’importe quelle personne amenée à évoquer des événements si éloignés dans le temps est susceptible de commettre des erreurs.
— Mais tu n’as pas parlé uniquement de souvenirs refoulés. Tu as mentionné des souvenirs faux.
— Oui, c’est l’un ou l’autre cas, voilà le problème. En fait, depuis des décennies, cette question est une pomme de discorde : le souvenir d’un événement traumatisant peut-il être refoulé ? Le refoulement lui-même est un vieux concept. Après tout, c’est la base de la psychanalyse : forcer les souvenirs étouffés à refaire surface afin de guérir la névrose qui en avait découlé.