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« Pourtant, des millions de gens ayant vécu des expériences traumatisantes disent que c’est tout le contraire : ils ne parviennent jamais à les oublier. Tous disent la même chose : « Il n’y a pas une seule journée où je ne pense à l’explosion de ma voiture », ou : « J’ai des cauchemars incessants au sujet de la Colombie ».

Heather baissa les yeux.

— Ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais oublié, et que je n’oublierai jamais, la découverte de Mary étendue sans vie dans la salle de bains.

Kyle hocha lentement la tête.

— Moi non plus, dit-il d’une voix à peine perceptible.

Heather s’interrompit un instant pour retrouver ses esprits.

— Mais ces choses-là, une guerre, une voiture qui explose, et même un enfant qui meurt, arrivent fréquemment. Elles ne sont pas inconcevables. En réalité, il n’existe pas un seul parent qui ne s’inquiète pour ses enfants. Mais que se passe-t-il s’il advient quelque chose de si inattendu, de si peu commun et de si bouleversant que le mental s’avère incapable de l’affronter ? Une petite fille voyant son père violer et tuer sa meilleure amie, par exemple ? Comment le mental réagit-il alors ? Il n’est pas impossible qu’un phénomène de rejet se produise ; il existe certainement quelques psychiatres et de nombreux survivants de l’inceste qui en sont convaincus. Cependant…

Kyle releva un sourcil.

— Cependant ?

— Beaucoup de psychologues pensent que c’est tout simplement impossible, qu’il n’existe pas de mécanisme de refoulement, et que lorsque des souvenirs traumatisants apparaissent soudain, des années ou des décennies après l’événement supposé, ce sont des souvenirs faux. Ce sujet est l’objet d’un débat en psychologie depuis plus d’un quart de siècle, et aucune réponse pertinente n’a encore été proposée.

Kyle respira à fond puis il expira lentement.

— Alors, où cela nous mène-t-il ? Si je comprends bien, il y a deux possibilités : soit les humains chassent de leur mémoire des événements traumatisants ayant réellement eu lieu, soit ils ont des souvenirs vivaces d’événements qui ne se sont jamais produits.

Heather hocha la tête.

— Je sais, rien de tout cela ne paraît très logique. Peu importe l’explication que tu acceptes – et naturellement, il y a la possibilité que les deux cas se produisent à des périodes différentes ; ce qui signifierait que nos souvenirs, et notre sens de ce que nous sommes et d’où nous venons, sont bien moins fiables que nous nous plaisons à le croire.

— Moi, je sais que les souvenirs de Becky sont faux. Mais ce que je n’arrive pas à saisir, c’est où elle peut bien les avoir péchés ?

— La théorie la plus courante est qu’ils sont implantés.

— Implantés ? répéta Kyle comme s’il n’avait jamais entendu ce mot.

Heather confirma d’un hochement de tête.

— En thérapie. J’ai vu de mes propres yeux la démonstration du principe de base, sur des enfants. Un gamin vient une fois par jour pendant une semaine. Le premier jour, tu lui demandes comment ça s’est passé à l’hôpital après qu’il s’est coupé le doigt. Il répond : « Je ne suis pas allé à l’hôpital. » Et c’est la vérité, il n’y est jamais allé. Mais tu lui poses la même question le lendemain, et les jours suivants. Et à la fin de la semaine, le gosse est persuadé qu’il est allé à l’hôpital. Il pourra même te faire un récit consistant et détaillé de son séjour, auquel il croit dur comme fer.

— Un peu comme Biff Loman.

— Qui ça ?

— Dans Mort d’un commis voyageur. Biff n’est pas un gamin, mais il reproche à son père d’avoir réussi à le convaincre qu’il avait occupé un poste de première importance dans une firme, alors qu’il était au bas de l’échelle. Et à cause de ça, il se sent incapable de recevoir des ordres de qui que ce soit.

— Oui, c’est un peu la même chose. Les souvenirs peuvent être implantés, ne serait-ce que par de simples suggestions et une constante répétition. Et si, en plus, un thérapeute se sert de l’hypnose, il peut créer des faux souvenirs qui deviennent indélébiles.

— Mais pourquoi diable un thérapeute agirait-il ainsi ?

Le visage de Heather se durcit.

— Pour citer une vieille plaisanterie du département de psychologie, il y a beaucoup de routes qui mènent à la santé mentale, mais aucune n’est aussi lucrative que les analyses freudiennes.

Kyle se rembrunit. Il resta silencieux quelques secondes, hésitant à poser une autre question. Il finit par se décider.

— Je n’essaie pas d’argumenter, mais le fait que tu ne doutes pas de mon innocence est pour le moins réconfortant. Qu’est-ce qui te fait penser que les souvenirs de Becky peuvent être faux ?

— Parce que sa thérapeute a insinué que mon père avait fait la même chose avec moi.

— Oh ! dit Kyle.

Et encore :

— Oh !

Chapitre 8

Après le départ de Kyle, Heather alla s’asseoir dans l’obscurité du salon pour réfléchir, malgré l’heure tardive.

Elle avait un rendez-vous à 9 heures le lendemain matin, et elle était épuisée, mais elle était trop énervée pour dormir. C’était à croire que l’insomnie de Kyle était contagieuse !

Elle lui avait parlé, les mots s’étaient déversés presque à son insu, et maintenant elle tentait de faire le point pour voir si elle croyait vraiment à ce qu’elle lui avait dit.

Mais ces choses-là –, une guerre, une voiture qui explose, et même un enfant qui meurt, arrivent fréquemment. Elles ne sont pas inconcevables ; en réalité, il n’existe pas un seul parent qui ne s’inquiète pour ses enfants.

Oui, mais ce n’était pas un événement qu’elle avait vaguement redouté, ce qui était arrivé à Mary. Mary avait supprimé sa propre vie en s’ouvrant les veines. Heather ne s’y attendait pas du tout, ne l’aurait jamais imaginé. Cela avait été aussi horrible pour elle que… que ce dont Eileen Franklin prétendait avoir été témoin : le viol et le meurtre de son amie d’enfance par son propre père.

Pourtant, Heather n’avait pas occulté le souvenir de ce qui était arrivé à Mary. Pourquoi ? Peut-être parce que le suicide n’était pas quelque chose d’inconcevable pour elle.

Non pas, bien sûr, que Heather eût jamais envisagé de se suicider – jamais sérieusement, du moins.

Non, non, ce n’était pas cela. Mais le suicide avait assombri sa vie une fois, dans sa jeunesse.

Elle n’y pensait pas souvent.

En réalité, elle n’y avait pas pensé pendant des années.

Ces souvenirs avaient-ils été refoulés ? Avaient-ils refait surface à cause d’une émotion récente ?

Non, certainement pas. Elle aurait pu les faire surgir à n’importe quel moment mais elle avait simplement choisi de les laisser enfouis.

Cela s’était passé il y avait si longtemps ! Heather était si jeune. Jeune et insouciante.

Elle avait presque dix-huit ans et venait de terminer ses années de lycée. C’était la première fois qu’elle quittait la petite ville de Vegreville, Alberta, pour la gigantesque ville cosmopolite de Toronto, située au beau milieu du continent. Elle avait essayé tant de choses nouvelles au cours de cette folle première année ! Et elle avait suivi un cours d’astronomie pour débutants – elle avait toujours aimé les étoiles, ces pointes de cristal semées sur l’étendue plate du champ céleste.