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Heather était tombée follement amoureuse de l’assistant du professeur, Josh Huneker. Josh avait six ans de plus qu’elle, et il était diplômé. Mince, avec des yeux bleu pâle au regard très profond et des mains délicates comme celles d’un chirurgien, c’était le garçon le plus gentil qu’elle eût jamais rencontré.

Naturellement, ce n’était pas de l’amour, pas vraiment. Mais à l’époque, elle le ressentait ainsi. Elle avait tant désiré être aimée, connaître un homme, vivre des expériences, des sensations multiples.

Josh avait paru… non pas indifférent, mais plutôt ambivalent, face à l’intérêt évident qu’elle lui témoignait. Ils avaient fait connaissance en septembre, au début de l’année universitaire ; pour la fête Thanksgiving, cinq semaines plus tard, ils étaient amants.

Elle avait trouvé en lui tout ce dont elle rêvait. Josh était sensible, doux et attentionné. Après l’amour, ils discutaient pendant des heures – de l’humanité, d’écologie, des baleines, des forêts tropicales pluvieuses, et de l’avenir.

Ils s’étaient donné rendez-vous sur rendez-vous tout au long de cette année universitaire. Sans engagement. Josh ne voulait pas, Heather non plus, elle devait bien se l’avouer. Elle préférait acquérir de l’expérience plutôt que se caser.

En février, Josh avait dû partir. Le National Research Council du Canada avait installé un radiotélescope de quarante-six mètres de diamètre près du lac Traverse, dans l’Algonkin Park, une immense étendue de forêts sauvages et de boucliers précambriens dans le nord de l’Ontario.

Josh y avait été envoyé pour une semaine, afin de participer à l’installation du matériel.

L’astronome qui l’accompagnait était tombé malade. Appendicite. Une ambulance aérienne était venue le chercher dans la bâtisse où se trouvait le télescope, pour l’emmener à l’hôpital de Huntsville.

Josh s’était retrouvé seul, et à cause des tempêtes de neige, personne n’avait pu le rejoindre. Il était resté coincé par les intempéries pendant une longue semaine, en tête à tête avec le télescope géant.

Ce qui n’aurait pas dû poser le moindre problème. Il disposait pour lui tout seul d’une quantité d’eau et de nourriture prévue pour deux personnes, pour une semaine entière. Mais quand, une fois les routes dégagées, d’autres collaborateurs l’avaient rejoint, ils l’avaient trouvé sans vie.

Josh s’était suicidé. Heather ne l’avait pas appris par la police, mais par un article paru dans le Toronto Star.

D’après cet article, Josh se serait tué parce qu’il s’était disputé avec son ami.

Heather savait qu’il partageait son logement avec un homme. Elle avait rencontré Barry plusieurs fois. Elle se souvenait bien de lui, avec sa petite barbiche. Il était étudiant en philosophie.

Jusque-là, elle n’avait jamais réalisé à quel point Josh et Barry étaient proches l’un de l’autre, et encore moins imaginé le fait que, dans leurs relations déjà compliquées, elle avait dû représenter un facteur de complications supplémentaire.

Elle devait bien reconnaître qu’elle n’avait pas souvent pensé à lui. Pourtant, il ne faisait pas de doute que cet événement avait eu un impact sur elle.

Ce qui expliquait sans doute pourquoi la découverte que sa fille s’était donné la mort parce qu’elle avait des problèmes dont elle ne lui avait touché mot, avait peut-être été moins surprenante pour elle que pour la plupart des mères.

Et si ce terrible choc n’avait pas été tout à fait inimaginable, alors, elle n’avait pas pu refouler le souvenir de la mort de Mary… en dépit de toutes ses tentatives.

À des kilomètres de là, Kyle cherchait vainement le sommeil.

Faux souvenirs.

Ou souvenirs refoulés.

Lui était-il arrivé quelque chose de si traumatisant, de si douloureux, qu’il l’aurait chassé de sa mémoire si cela lui avait été possible ?

Bien sûr.

L’accusation de Becky. Le suicide de Mary. Les pires choses qui lui fussent jamais arrivées.

Oui, s’il lui était possible de refouler des souvenirs, il refoulerait ceux-là, c’était certain.

À moins… à moins, comme disait Heather, qu’ils ne soient pas suffisamment inimaginables pour déclencher le mécanisme de suppression.

Il se creusait la cervelle, essayant de se rappeler d’autres exemples d’événements qu’il pouvait avoir éliminés de sa mémoire. Il se rendait compte de la tâche impossible que cela représentait, essayer de raviver des souvenirs qu’il ne voulait pas voir refaire surface.

Mais soudain, il fut frappé par un souvenir d’enfance. Quelque chose qu’il n’aurait jamais pu concevoir, et qui lui avait coûté sa foi en Dieu.

Kyle avait été élevé dans la foi de l’Église unifiée du Canada, dénomination accommodante du protestantisme. Mais au fil des ans, il s’en était éloigné et maintenant, il n’entrait dans un lieu de culte qu’à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement.

Évidemment, quand il réfléchissait en toute sérénité, il n’excluait pas l’existence d’un Créateur quelconque, mais depuis ce jour-là – il avait quinze ans –, il était devenu incapable de croire au Dieu bienveillant évoqué par l’Église.

Ce jour-là, ses parents étaient sortis pour la soirée, et il avait décidé de se coucher le plus tard possible. En principe, il ne jouait pas avec la télécommande, mais pour une fois, il ne s’était pas privé de zapper, en quête d’une émission émoustillante en fin de soirée. Un documentaire sur la nature avait retenu son attention. Il espérait voir apparaître sur l’écran une femme africaine, la poitrine dénudée.

Une lionne chassait le zèbre près d’un trou d’eau. Cachée dans les hautes herbes fauves, elle était presque invisible. Il y avait des centaines de zèbres, mais elle ne s’intéressait qu’à ceux qui se trouvaient en marge du troupeau. Le reporter parlait à voix basse, comme celui des compétitions de golf auxquelles son père participait. On aurait dit que ses paroles, pourtant enregistrées bien après le tournage de la scène, risquaient d’en perturber le déroulement.

« La lionne guette un retardataire, commentait-il. Elle attend qu’un membre affaibli du troupeau s’attarde pour se jeter sur lui. »

Kyle s’assit dans son lit. Ce documentaire était beaucoup plus vivant que les anciens épisodes de Wild Kingdom qu’il avait vus.

La lionne continuait sa traque. On entendait les sabots des zèbres qui frappaient la terre surchauffée, le bruissement des herbes, les cris des oiseaux, le bourdonnement des insectes. L’ombre courte s’accrochait aux pattes des animaux, comme des bambins timides agrippés à leurs parents.

Soudain, la lionne bondit, pattes élastiques, gueule béante. Elle s’abattit sur l’arrière-train d’un zèbre et y enfonça ses crocs. Le troupeau s’enfuit, soulevant des nuages de poussière sous le tonnerre des sabots, tandis que les oiseaux s’envolaient à tire-d’aile en criant à plein gosier.

L’animal était maintenant zébré de rouge entre ses bandes noires et blanches. Il s’écroula à genoux sous le poids de la lionne. Le sang se mélangea au sol parcheminé, formant une boue marron. La lionne était affamée, ou en tout cas assoiffée, et elle se remit à mordre à pleines dents la chair du zèbre, arrachant un morceau humide de muscle et de ligaments. Pendant ce temps, la tête de l’animal bougeait encore, ses paupières s’ouvraient et se fermaient.

La pauvre bête était vivante, pensa Kyle, horrifié. Son sang se répandait sur la savane, elle était sur le point d’être dévorée, et elle était encore vivante.