Un zèbre. Genre Equus. Exactement comme un cheval. Il l’avait appris au cours de sciences naturelles.
Kyle avait fait un peu d’équitation au camp d’été. Il savait à quel point les chevaux sont intelligents, sensibles et intuitifs. Un zèbre n’était certainement pas très différent. Il devait souffrir horriblement, il devait être terrifié.
Mais il fut frappé par une idée. À quinze ans, elle lui tomba dessus avec le même impact qu’une tonne de briques.
Il ne s’agissait pas uniquement de ce zèbre, bien sûr. Mais de presque tous les zèbres, des gazelles de Thompson, des gnous et des girafes.
Et cela ne se produisait pas uniquement en Afrique.
Partout dans le monde, il n’y avait presque que des animaux victimes de prédateurs.
Les animaux ne mouraient pas de vieillesse. Ils ne s’éteignaient pas doucement après une vie longue et paisible. Ils ne disparaissaient pas sans qu’on les aide.
Non. Ils étaient déchiquetés, souvent membre après membre, ils perdaient leur sang à flots, et ils restaient conscients, ils gardaient leurs sensations.
La mort était un acte horrible, vicieux, quasi sans exception.
Le grand-père de Kyle était mort l’année précédente. Kyle n’avait jamais vraiment réfléchi au fait qu’il vieillirait lui-même, mais soudain, la litanie des termes qu’il avait entendu ses parents prononcer durant la maladie de son grand-père lui revint en mémoire.
Maladie de cœur. Ostéoporose. Cancer de la prostate. Cataracte. Sénilité.
De tout temps, la plupart des gens avaient connu une mort horrible. Les êtres humains n’avaient pas vécu suffisamment longtemps, en général, pour connaître la vieillesse. L’évolution, ainsi qu’il l’avait appris à l’école, avait réglé avec précision une grande partie de la physiologie humaine, mais elle n’avait tout simplement pas eu l’occasion de s’attaquer à ces problèmes, parce que personne dans les précédentes générations n’avait vécu assez vieux pour les connaître.
Le zèbre éventré par la lionne. Le rat avalé tout rond par le serpent. L’insecte paralysé qui, encore vivant, se sent rongé de l’intérieur par une larve implantée en lui.
Tous conscients, certainement, de ce qui leur arrivait.
Tous torturés.
Aucune mort rapide.
La mort n’avait jamais pitié.
Kyle avait posé la télécommande, son envie d’apercevoir une poitrine dénudée complètement évanouie. Il s’était couché, mais il était resté éveillé pendant des heures.
Depuis ce soir-là, chaque fois qu’il essayait de penser à Dieu, il revoyait le zèbre, et le trou d’eau teinté de son sang.
Et jusqu’à présent, malgré tous ses efforts, il avait été incapable d’occulter ce souvenir.
Heather aussi se sentait incapable de dormir. Elle se leva du canapé et alla chercher de vieux albums photos dans sa chambre. Au cours des dix dernières années, elle n’avait pris que des photographies électroniques sans film, mais tous les souvenirs plus anciens étaient conservés sur papier.
Elle retourna s’asseoir sur le canapé, replia une jambe sous elle, et ouvrit un album.
Les photographies dataient d’une quinzaine d’années, au tournant du siècle.
La vieille maison de Merton. Mon Dieu, comme elle lui manquait !
Elle tourna une page. Les photos, sous pellicule d’acétate, étaient maintenues en place par un léger ruban adhésif.
Le cinquième anniversaire de Becky le dernier qui avait eu lieu dans la maison de Merton. Les ballons collés au mur par l’électricité statique. Jasmine et Brandi, les amies de Becky – des noms bien sophistiqués pour des petites filles ! – jouant à « la queue de l’âne ».
Évidemment, c’était la fête à laquelle Doreen, la sœur de Heather, n’était pas venue. Becky avait été très attristée par l’absence de sa tante. Heather était encore furieuse en y pensant. Elle-même s’était mise en quatre pour l’anniversaire des enfants de Doreen. Elle avait préparé des tas de gâteaux, acheté des cadeaux… Mais Doreen était trop occupée. Elle l’avait priée de l’excuser, une occasion plus intéressante s’étant sans doute présentée à elle…
Elle tourna la page et…
Tiens !
Encore des photos de l’anniversaire.
Doreen. Alors, finalement, elle avait fait son apparition !
Heather enleva la pellicule d’acétate, qui fit un bruit de succion en se décollant. Elle retourna la photo pour lire ce qu’elle avait écrit au dos : « 5e anniversaire de Becky. » Et cela lui ôta ses derniers doutes, la date avait été tamponnée par le laboratoire qui avait développé les photographies, deux jours après l’anniversaire de Rebecca.
Elle était restée furieuse contre Doreen pendant dix ans et demi à cause de ça ! Doreen avait dû dire qu’elle ne pourrait pas venir, mais elle avait finalement réussi à passer à la dernière minute. Pendant tout ce temps, Heather s’était souvenue de la première partie, et elle avait complètement oublié la seconde.
Mais il y avait la photographie. Doreen accroupie à côté de Becky.
Les photos ne mentaient pas.
Heather soupira.
La mémoire était un processus loin d’être parfait. Naturellement, les photos lui rappelaient des faits. Mais elles lui en révélaient d’autres aussi, qu’elle n’avait jamais sus, ou qu’elle avait entièrement occultés.
Et pourtant, combien de rouleaux de pellicules avait-elle utilisés ? Au moins deux ou trois centaines, ce qui signifiait que, éparpillées dans des albums photos et dans des boîtes à chaussures, il restait encore près de mille photos.
Et naturellement, il y avait aussi les quelques vidéos faites à la maison, ainsi que les prises de vue électroniques qu’elle avait sauvegardées sur des disques compacts.
Sans parler des journaux, des copies de correspondance ancienne.
Et des petits mémentos et des objets souvenirs qui faisaient revenir en mémoire des événements déroulés dans un lointain passé.
Mais c’était ainsi. Le reste n’était entreposé nulle part ailleurs que dans son cerveau oublieux.
Elle referma l’album. Le mot « Souvenirs » était imprimé en lettres dorées sur la couverture en vinyle beige, mais le doré s’écaillait.
Son regard traversa la pièce, puis le couloir. Son ordinateur était là-bas, de l’autre côté ; lorsque Kyle vivait encore sous ce toit, le sien était dans le sous-sol.
Ils avaient joué la sécurité en informatique. Chaque matin, quand elle se rendait à son travail, elle emportait dans son sac un élément de mémoire qui contenait la copie du disque optique faite la veille par Kyle ; le disque lui-même était protégé contre les chocs, mais le mettre à l’abri dans un autre lieu était la seule véritable garantie contre le vol ou l’incendie. De son côté, Kyle avait fait la même chose, emportant à son laboratoire un élément de mémoire avec la sauvegarde du travail de Heather.
Mais qu’y avait-il de vraiment important sur les ordinateurs qui se trouvaient chez eux ? Des bilans financiers, qu’il serait facile de reconstituer, moyennant un minimum d’efforts. De la correspondance, pour la plupart éphémère. Des travaux d’étudiants, d’autres encore, liés à ses recherches, qui pourraient tous être refaits si nécessaire.
En revanche, aucune sauvegarde, aucune archive ne conservait les événements les plus importants de leur vie.
Son regard tomba sur le combiné stéréo. Quelques photographies encadrées étaient posées dessus – d’elle-même, de Kyle, de Becky et, oui, de Mary.
Que s’était-il réellement passé ?
Si seulement il existait des archives de nos souvenirs, quelque enregistrement infaillible de tout ce qui s’était jamais produit.
Une preuve irréfutable, quelle qu’elle soit.