Elle but une gorgée de café. Ce message était aussi déconcertant que les autres. C’était peut-être un puzzle géant de mots croisés, se dit-elle. Les grilles de carrés noirs et blancs suggéraient cela, sans aucun doute, bien que le remplissage des vides fût probablement un concept de l’humanité – ah ! si elle pouvait devenir freudienne quelques instants ! – relié à notre biologie sexuelle. Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’elle se demandait si les messages étaient délibérément envoyés incomplets – le yin sans le yang – et si les extraterrestres attendaient que l’humanité fournisse le complément, afin d’obtenir un tout.
Mais évidemment, l’humanité n’avait pas encore envoyé la moindre réponse ; selon une autre idée courante, la pierre de Rosette resterait cachée jusqu’à ce que l’humanité réponde.
D’après un vieux concept trouvé par SETI, les signaux étaient probablement envoyés sur des fréquences appelées le « trou d’eau » – entre la fréquence d’émission de l’hydrogène, à 1420 mégahertz, et de l’hydroxyle, à 1667 mégahertz. L’hydrogène (H) et l’hydroxyle (OH) sont les composants de l’eau (H2O), et l’atmosphère de la Terre est la plus transparente aux ondes radio dans cette bande de fréquences, pour lesquelles l’espace interstellaire est tout à fait dépourvu d’interférences. Toute vie, d’après nos connaissances, ayant commencé dans l’eau, cette partie du spectre semblait être un lieu naturel d’échanges pour les espères qui envisageaient d’entreprendre des communications interstellaires.
Le problème était que les signaux des Centaures ne passaient absolument pas près du trou d’eau… encore un exemple de ce que l’humanité croyait être une vision partagée de la réalité, et qui s’avérait n’être pas partagée le moins du monde.
Se peut-il, se demanda Heather, qu’il y ait d’autres trous d’eau – d’autres terrains communs devant être partagés par tous les êtres qui existent dans le même univers que nous, quelle que soit leur biologie ou la nature de leur planète ?
Elle devait déjeuner avec son amie Judy, à 12 h 15, au Club de la Faculté. Elle allait attendre que le premier message du jour arrive puis elle la rejoindrait.
Il lui restait encore dix minutes. Heather n’aimait pas perdre son temps. Elle consulta le dernier numéro du Journal d’études jungiennes sur son mini-ordinateur.
Le téléphone sonna. Heather termina son paragraphe avant de tendre machinalement la main vers l’appareil.
— Allô ?
— Heather ? Tu m’as oubliée ?
Elle jeta un coup d’œil à sa montre.
— Mon Dieu ! Pardon, Judy ! J’attendais le message d’aujourd’hui. J’allais partir dès que le signal d’arrivée aurait sonné.
Elle se tourna vers son ordinateur et lui ordonna d’aller questionner directement la réception centrale du Centre des Signaux extraterrestres.
Rien.
— Écoute, Judy, je ne m’en sortirai pas, le message est en retard aujourd’hui.
— Tu ne t’es pas trompée d’heure ?
— Non, je t’assure. Excuse-moi, mais il faut que je l’attende. On déjeune ensemble demain ?
— D’accord, je t’appellerai.
— Merci.
Heather posa le téléphone, qui sonna aussitôt.
— Allô ?
— Heather ? C’est Salme van Home !
— Salme ? Tu es au Canada ?
— Non, je suis encore à Helsinki. As-tu essayé de transférer le message d’aujourd’hui ?
— Oui, mais visiblement aucun n’arrive.
— C’est la première fois que ça se produit, les Centaures n’ont jamais laissé passer un jour, si j’ai bonne mémoire ?
— Non, jamais, tu as raison. Ils n’ont même jamais été en retard.
— Crois-tu que le problème soit de notre côté ? demanda Salme. C’est à qui le tour de recevoir le message ?
— Arecibo est désigné le premier. Mais il y a des copies et… oh, attends. Quelque chose s’inscrit sur la page du Web !
— Je le vois aussi.
— Fichus hologrammes… Ah, voilà : « Aucun dysfonctionnement à la réception. Apparemment, aucun message n’a été envoyé. »
— Cela ne peut pas être la fin des transmissions, s’étonna son amie. On n’a toujours pas reçu la clé !
— Ils ont dû se fatiguer d’attendre notre réponse, soupira Heather. Ils n’enverront peut-être plus rien tant que nous n’aurons pas répondu.
— À moins que…
— Quoi ? demanda Heather.
— À moins qu’il ne s’agisse de l’équation de Drake : étape finale.
Heather resta un instant silencieuse avant de murmurer :
— Oh non, non !
L’équation de Drake estimait le nombre de civilisations envoyant des émissions par radio dans la galaxie. Elle avait sept étapes de calcul.
V * Sp * Nv * Nr * Nin * Nr * D
Vitesse de formation des étoiles, séparation des étoiles avec les planètes, nombre de ces planètes adaptées à la vie, nombre de ces planètes sur lesquelles la vie existe réellement, nombre de formes de vie intelligentes, nombre de ces formes vivantes émettant des signaux radio…
Enfin, le grand D : Durée de vie d’une telle civilisation.
Une civilisation qui connaissait la radio possédait probablement aussi des armes nucléaires, ou d’autres armes tout aussi dangereuses.
Des armes qui pouvaient balayer d’autres civilisations en un clin d’œil, certainement en moins d’une seule journée de trente et une heures.
— Ils ne peuvent pas être morts, dit Salme.
— Soit ils sont morts, soit ils ont arrêté volontairement… le message est peut-être complet, répondit Heather.
On frappa à la porte. Elle couvrit le téléphone de sa main.
— Entrez !
La tête de l’assistant du département apparut.
— Désolé de vous déranger, Professeur Davis, mais le CBC est au téléphone. Ils veulent vous parler au sujet des messages extraterrestres.
Chapitre 10
Le laboratoire de Kyle était plein à craquer. La directrice s’appuyait contre le mur, le président avait une fesse posée sur l’étagère qui dépassait sous la console de Cheetah, un juriste de l’unité des brevets de l’Université était assis sur la chaise de Kyle et les cinq étudiants diplômés qui travaillaient avec l’équipe d’informatique quantique de Kyle s’entassaient autour d’eux.
— Bien, comme vous le savez déjà, déclara Kyle, il existe depuis 1996 une technique permettant de produire de simples portails de logique quantique ; cette technique est basée sur l’utilisation de la résonance nucléaire magnétique pour mesurer le spin de l’atome. Mais elle a été entravée par le fait qu’en ajoutant des bits, le signal de sortie s’affaiblissait de façon exponentielle ; un ordinateur quantique de trente bits basé sur ce principe délivre une réponse d’une puissance égale au milliardième de celle d’un ordinateur à un seul bit basé sur la même technique.
« Eh bien, poursuivit-il, la méthode que nous allons démontrer aujourd’hui représente une découverte capitale, que nous attendons depuis longtemps : il s’agit d’un ordinateur quantique qui, en théorie, peut utiliser un nombre illimité de bits sans réduire le moins du monde la qualité du signal de sortie. Pour notre démonstration, aujourd’hui, nous allons essayer de décomposer un nombre, tiré de façon aléatoire, de trois cents chiffres. Cette opération faite sur l’ECB 5000 du service prendrait approximativement cent ans de calculs ininterrompus. Si nous avons raison, si cela fonctionne, nous obtiendrons une réponse environ trente secondes après le début de l’expérience.