— Ce qui signifie ?
— Ana est un mot grec qui signifie vers le haut, et cata signifie vers le bas, toujours en grec.
— Alors, si tu plies un ensemble de huit cubes, comme ceux qui sont représentés sur la peinture de Dali, dans la direction cata, cela donne un hypercube ?
— Oui, ou dans la direction ana.
— Fascinant, dit Heather. Et Kyle trouve que cette manière de penser aide ses étudiants ?
— Oui, apparemment. Il avait un professeur qui s’appelait Papineau, quand il était étudiant ici, il y a vingt ans…
— Je m’en souviens.
— Le Dr Graves dit que peu de choses lui sont restées de ce qu’il lui a enseigné. Mais il dit aussi que Papineau trouvait toujours le moyen d’élargir la pensée de ses étudiants en leur proposant de nouvelles façons de regarder les choses. Il essaie d’en faire autant aujourd’hui avec les siens, et…
Il s’interrompit quand la porte s’ouvrit en glissant. Kyle entra.
— Heather ! s’écria-t-il, très étonné. Que fais-tu là ?
— Je t’attendais.
Sans un mot, Kyle s’approcha de la console de Cheetah et la mit en suspension d’activité.
— Qu’est-ce qui t’amène ici ?
— Les extraterrestres ont cessé d’envoyer des messages.
— Je sais, je l’ai entendu. Y a-t-il eu une pierre de Rosette à la fin ?
Heather secoua la tête.
— Je suis désolé, dit Kyle.
— Moi aussi. Mais cela veut dire que la course à la réponse a commencé. Nous avons reçu maintenant tout ce que les Centaures ont essayé de nous dire. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que quelqu’un ne parvienne à comprendre ce que tout cela signifie. Je vais être très occupée.
Elle écarta légèrement les bras.
— Cela n’aurait pas pu arriver à un pire moment, avec le problème de Becky, mais je vais être obligée de m’immerger complètement là-dedans. Je voulais que tu comprennes cela – je ne voudrais pas que tu penses que je vais t’éviter, ou me fourrer la tête dans le sable en espérant que le problème va se résoudre de lui-même.
— Je vais être très occupé moi aussi, la rassura Kyle.
— Ah bon ?
— Mon expérience d’informatique quantique a échoué. Il va falloir que je planche pour comprendre où était l’erreur.
Dans d’autres circonstances, Heather aurait eu envie de le consoler. Mais maintenant, avec cette incertitude entre eux…
— C’est vraiment dommage, commenta-t-elle platement.
Elle le regarda un peu plus longuement, puis elle haussa légèrement les épaules.
— Alors, il semble que nous allons être très pris tous les deux.
Elle s’interrompit. Bon sang, ils n’avaient jamais pensé que leur séparation serait définitive. Et, pour l’amour du Ciel, Kyle ne pouvait sûrement pas avoir fait ce dont il était accusé.
— Écoute, dit-elle, hésitante. Il est presque cinq heures. Tu n’as pas envie de dîner tôt ce soir ?
La suggestion parut faire plaisir à Kyle, mais brusquement, il se rembrunit.
— J’ai d’autres projets.
— Oh, dit Heather.
La question de savoir s’il avait prévu de passer la soirée avec un homme ou avec une femme effleura un instant sa pensée.
— Dans ce cas… dit-elle.
Ils échangèrent un long regard, puis Heather s’en alla.
Kyle entra dans Persaud Hall et descendit l’étroit couloir, mais il s’arrêta net avant d’atteindre la pièce 222.
Stone Bentley discutait avec une étudiante devant son bureau. Stone était un Blanc d’environ cinquante-cinq ans ; il commençait à perdre ses cheveux et il ne paraissait pas particulièrement en forme.
En voyant Kyle approcher, il lui fit signe de l’attendre. Stone parla encore à la jeune femme, qui sourit et s’éloigna bientôt de lui.
Kyle combla la distance qui les séparait.
— Salut, Stone, navré de t’interrompre.
— Pas de problème. J’aime être interrompu pendant ce genre d’entretien.
Kyle l’observa d’un air dubitatif. La voix de Stone n’était pas sarcastique, mais les mots l’étaient certainement.
— Je suis sérieux, dit Stone. Toutes les réunions avec les étudiantes se déroulent dans le couloir, et plus il y a de gens qui voient ce qui se passe, mieux c’est. Je ne veux pas revivre le même scénario qu’il y a cinq ans.
Kyle hocha la tête.
Stone passa attraper son attaché-case dans son bureau et ils sortirent pour prendre la direction du Water Hole. C’était un petit pub éclairé par des lampes Tiffany. Il n’y avait qu’une vingtaine de tables rondes éparpillées sur le plancher de bois. Les fenêtres étaient tendues d’épais rideaux. Un tableau électronique diffusait des publicités en blanc sur une toile de fond noire avec des caractères qui évoquaient l’écriture à la craie. Une enseigne au néon vantait la bière Moosehead. Un serveur apparut.
— Une Blue light, s’il vous plaît, commanda Stone.
— Une Mort subite, dit Kyle.
Quand le serveur se fut éloigné, Stone concentra son attention sur Kyle. Ils avaient parlé de choses et d’autres en chemin, mais maintenant, il était temps qu’il lui demande la raison de ce rendez-vous.
— Alors ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
Kyle avait répété mentalement la scène pendant tout l’après-midi, mais à présent que le moment était venu, il rejetait tous les mots qu’il avait préparés.
— J’ai… j’ai un problème, Stone. J’avais besoin d’en parler à quelqu’un. Je sais que nous n’avons jamais été très intimes, mais je t’ai toujours considéré comme un ami.
Stone le regarda sans rien dire.
— Je suis désolé, dit Kyle. J’imagine que tu es très occupé. Je ne devrais pas te déranger.
Stone ne répondit pas tout de suite.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? finit-il par demander.
Kyle baissa le regard.
— Ma fille…
Il se tut, et Stone attendit qu’il continue. Kyle finit par se décider à parler.
— Ma fille m’accuse d’avoir abusé d’elle.
Il attendit la question inévitable : « Et est-ce que tu l’as fait ? » mais elle ne vint pas. Stone se contenta de souffler :
— Ah !
Kyle ne supportait pas que Stone ne lui pose pas cette question.
— Mais c’est faux, dit-il.
Stone hocha la tête.
Le serveur réapparut et déposa leurs boissons sur la table.
Kyle aspira la mousse qui tourbillonnait encore dans son bock. Il espérait que Stone allait lui dire qu’il comprenait pourquoi il était venu s’adresser à lui, pourquoi il l’avait choisi, lui, parmi tous ces gens. Mais Stone restait silencieux.
— Toi aussi, tu as vécu ce genre de chose, reprit Kyle. Fausse accusation.
Ce fut au tour de Stone de regarder ailleurs.
— Ça s’est passé il y a des années.
— Comment as-tu géré cette histoire ? demanda Kyle. Comment as-tu fait pour t’en débarrasser ?
— Tu appelles ça s’en débarrasser ? ironisa Stone. Moi pas. Tu as tout de suite pensé à moi. Est-ce que ce n’est pas la preuve qu’on ne s’en débarrasse jamais, de cette saloperie ?
Kyle but une gorgée. Bien que le bar fût interdit aux fumeurs, l’atmosphère y était oppressante. Il regarda Stone.
— Je suis innocent, déclara-t-il.
Il ressentait le besoin de l’affirmer encore une fois.