Kyle décida de ne pas discuter cette question avec elle ; elle avait apparemment consacré beaucoup trop de temps et d’argent à ce projet pour accepter l’idée que c’était du pur gaspillage.
— Comment m’avez-vous trouvé ? demanda-t-il.
— Voilà des années que nous suivons de près la recherche sur les ordinateurs quantiques, professeur Graves. Nous savons exactement qui fait quoi, et qui est sur le point de faire une découverte capitale. Vous et Saperstein, au Technion, vous n’allez pas tarder à résoudre ces difficultés techniques.
Kyle soupira. Il détestait le culot de Saperstein, il le détestait depuis des années. Chikamatsu savait-elle cela ? Probablement… ce qui signifiait qu’elle était en train de l’appâter.
Quatre millions de dollars…
— Laissez-moi réfléchir, dit-il.
— Je vous contacterai bientôt, dit Chikamatsu en se levant.
Elle tendit la main pour reprendre l’élément de mémoire. Kyle répugnait à le lui rendre.
— Elle ne contient que la clé publique, dit Chikamatsu. Sans le message extraterrestre, elle est inutile.
Kyle hésita encore un instant, puis il lui tendit la tranche plastifiée, maintenant humide de la transpiration de sa main.
Chikamatsu l’essuya avec un mouchoir avant de la remettre dans son sac.
— Merci, dit-elle. Encore un mot. Je suppose que nous ne sommes pas les seuls à être au courant de votre recherche.
Kyle ouvrit les bras et tenta de prendre une expression désinvolte.
— Alors, je devrais peut-être simplement attendre une meilleure offre ?
Chikamatsu avait déjà atteint la porte.
— Je ne crois pas que vous apprécieriez le genre de propositions que les autres pourraient vous faire.
Et elle sortit du bureau.
Chapitre 15
Le téléphone sonna dans le bureau de Heather. Elle jeta un coup d’œil au numéro qui s’affichait ; c’était un appel interne, de l’université de Toronto. Quel soulagement ! Elle commençait à être fatiguée des médias. Mais eux aussi, apparemment, en avaient assez d’elle ; l’arrêt des messages extraterrestres était déjà relégué dans le passé, et les journalistes semblaient décidés à la laisser tranquille désormais. Heather saisit le téléphone.
— Allô ?
— Salut, Heather, c’est Paul Komensky, du Laboratoire CAM.
— Hello, Paul.
— C’est bon d’entendre votre voix.
— Merci, c’est bon d’entendre la vôtre aussi !
Un petit silence s’installa, puis il reprit.
— J’ai les matériaux que vous m’avez demandé de préparer.
— Formidable !
— Ouais. Le substrat n’a rien d’extraordinaire, ce n’est que du polystyrène. Mais pour l’autre formule, j’avais raison. Ce produit est liquide à température ambiante, mais il sèche. En se solidifiant, il forme un mince film cristallin.
— Vraiment ?
— Et il est piézoélectrique.
— Pié… comment ?
— Piézoélectrique. Ce qui veut dire que si vous le mettez dans des conditions de stress, il produit de l’électricité.
— Vraiment ?
— Pas beaucoup, mais un peu.
— C’est fascinant !
— Ce n’est pas tellement original, vous savez. Cela se produit souvent avec différents minéraux. Mais là, je ne m’y attendais pas. Les cristaux qui se forment quand ce machin a séché sont en fait semblables à ce que nous appelons des matériaux ferroélectriques à forte relaxation. C’est une espèce particulière de cristal piézoélectrique qui peut se déformer dix fois plus que les cristaux piézoélectriques ordinaires.
— Piézoélectriques, répéta doucement Heather.
Elle nota le nom dans son dossier de données.
— J’ai déjà lu quelque chose là-dessus, mais je n’arrive pas à me rappeler où, comme ça, à brûle-pourpoint, reprit-elle. En tout cas, pouvez-vous fabriquer les carrés maintenant ?
— Bien sûr.
— Ce sera long ?
— Pour la totalité ? Il faut compter une journée.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Vous pouvez faire ça pour moi ?
— Avec plaisir. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas au laboratoire ? J’aimerais vous montrer la machine pour être certain qu’elle va produire exactement ce que vous désirez. Après, nous pourrons commencer la mise en route… et puis, pourquoi pas, manger un morceau ensemble ?
Heather hésita un instant.
— D’accord j’arrive !
Le matériau de fabrication était simple.
Un panneau formant le substrat, d’environ trois mètres de côté, était étalé sur le sol du laboratoire de Paul Komensky ; deux panneaux supplémentaires, qui atteignaient presque le plafond, étaient appuyés contre le mur.
Le substrat, d’un vert foncé, évoquait les tableaux des circuits informatiques. Perché au sommet de l’un d’eux, un petit robot de la taille d’une boîte à chaussures était doté d’un réservoir métallique attaché sur son dos.
Heather se tenait près de Paul. À côté d’eux, un ordinateur affichait le douzième message radio – le premier qui avait suivi les données élémentaires de mathématiques et de chimie.
— Il suffit d’activer le robot, dit Paul, et il se déplace sur toute la surface du substrat. Vous voyez ce réservoir ? Il contient le second produit chimique, celui qui est liquide. Le robot asperge le produit en suivant le dessin indiqué sur l’ordinateur. Puis, à l’aide d’un laser, il découpe des carreaux dans le substrat. Ensuite, il retourne les carreaux et il peint le même motif sur l’autre face. Je l’ai réglé pour qu’il le fasse exactement dans la même orientation, de sorte que si le substrat était clair, les dessins s’aligneraient parfaitement. Enfin, il utilise un de ses petits manipulateurs pour placer les carreaux dans les boîtes qui se trouvent là.
Il pressa un bouton, et le robot procéda exactement selon l’explication que Paul venait de donner, produisant un carreau rectangulaire d’environ dix centimètres sur quinze. Heather sourit.
— Cela va prendre presque une journée pour découper les carreaux, et quand ce sera fait, ils seront tous entreposés dans les boîtes, dans un ordre qui permettra de les ajuster les uns aux autres.
— Et si je fais tomber la boîte, que se passera-t-il ?
Komensky sourit à son tour.
— Vous savez, c’est arrivé à mon frère aîné, il y a longtemps. Son premier cours d’informatique a eu lieu au lycée, au début des années 1970. Il avait composé un programme pour imprimer une pin-up d’après Farrah Fawcett, vous vous souvenez ? À l’époque, ils faisaient ça sur des cartes perforées. Tout avait été composé en caractères imprimés – les astérisques, les dollars, les slashs – simulant la simili-gravure, à condition de regarder d’assez loin. Après avoir passé des mois là-dessus, il a laissé tomber cette foutue boîte de cartes, qui se sont toutes mélangées.
Il haussa les épaules.
— Ne vous inquiétez pas, cela ne risque pas de vous arriver. Le robot pose au dos de chaque carreau une petite étiquette autocollante portant un numéro de la série. Si vous voulez les enlever, plus tard, vous pourrez le faire sans difficulté.
Il sortit le premier carreau de la boîte et montra l’étiquette à Heather.
— Vous pensez à tout, observa-t-elle en souriant.
— Je fais de mon mieux.
Le robot poursuivait sa tâche. Il avait déjà fabriqué six autres carreaux.
— Et maintenant, si on allait déjeuner ? proposa Paul Komensky.
Ils déjeunaient au Club de la Faculté, 41 Willcocks Street, à l’angle de Sidney Smith. La salle présentait un décor Wedgewood : murs gris-bleu bordés de frises blanches rococo. Heather appuyait ses coudes sur la nappe blanche, les mains croisées devant son visage. Elle réalisa soudain qu’elle se cachait derrière son alliance, comme derrière un bouclier. C’est ça, le problème, pour une psychologue, se dit-elle : impossible de faire quoi que ce soit sans se livrer à une analyse.