Elle posa ses mains sur la table et, aussi inconsciemment que pour le geste précédent, elle mit sa main gauche sur la droite. Elle baissa les yeux, vit que l’anneau était toujours bien en vue et haussa imperceptiblement les sourcils.
Cela n’avait pas échappé à Paul.
— Vous êtes mariée ?
Heather se retrouva encore en train d’exhiber son alliance, en levant la main.
— Depuis vingt-deux ans, mais…
Elle hésita un instant et reprit :
— Nous sommes séparés.
Paul haussa les sourcils.
— Vous avez des enfants ?
— Deux. Nous en avions deux. L’une de mes filles est morte il y a quelques années.
— Mon Dieu, je suis désolé.
Il eut le bon goût de ne pas lui en demander la cause, ce qui l’éleva de quelques crans dans l’estime de Heather.
— Et vous ?
— Divorcé, il y a longtemps. J’ai un fils, qui vit à Santa Fe. Je suis allé passer Noël là-bas avec lui, sa femme et ses gosses ; c’était vraiment bien de tourner le dos au froid !
Heather roula légèrement les yeux, comme si une petite vague de fraîcheur eût été la bienvenue à cette époque de l’année.
— Votre mari, que fait-il ? demanda Paul.
— Il travaille ici, à l’Université. C’est Kyle Graves.
Les sourcils de Paul se relevèrent encore.
— Kyle Graves est votre mari ? s’exclama-t-il.
— Vous le connaissez ?
— Il est dans l’informatique ? Nous avons participé à un congrès ensemble il y a quelques années, pour créer le Kelly Gotlieb Centre.
— Ah oui, je m’en souviens !
Paul la regarda sans ciller, son charmant sourire aux lèvres.
— Kyle doit être fou de vous avoir laissée partir.
Heather ouvrit la bouche pour dire qu’elle n’était pas partie, qu’il s’agissait d’une séparation temporaire, que ce n’était pas si simple. Mais elle préféra s’abstenir et secoua légèrement la tête, acceptant le compliment.
Le serveur arriva.
— Voulez-vous boire un peu de vin ? demanda Paul.
Après le repas, pendant qu’elle retournait seule vers son bureau, Heather appela son courrier électronique vocal sur son micro-ordinateur. Il y avait un message de Kyle disant qu’il devait lui parler de quelque chose d’important. Elle se trouvait à une courte distance de Mullin Hall. Elle décida de faire le détour pour passer le voir.
La porte du laboratoire de Kyle coulissa sans bruit.
— Oh, bonjour, Heather ! Merci d’être passée. Assieds-toi, il faut que je te parle !
Heather se sentait un peu éméchée par les deux verres de vin qu’elle avait bus ; elle s’assit en face de Cheetah. Kyle se percha sur le bord du bureau.
— C’est au sujet de Josh Huneker.
Heather se raidit.
— Comment ça ?
— Je suis désolé ; je sais que tu m’as demandé de ne jamais le mentionner, mais son nom a refait surface aujourd’hui.
Heather plissa les yeux.
— Ah oui ? Dans quel contexte ?
Kyle répondit par une autre question :
— Y a-t-il eu quelque chose d’inhabituel avec sa mort ?
— Qu’est-ce que tu entends par « inhabituel » ?
— Eh bien, dit Kyle, on a dit qu’il s’était tué parce qu’il était gay.
Heather hocha la tête.
— Oui, je l’ai appris à ce moment-là.
Elle haussa les épaules, comme pour signifier à quel point les temps avaient changé. Elle ne pouvait imaginer que quelqu’un se tue aujourd’hui pour cette raison.
— Mais tu ne pensais pas qu’il était homosexuel ?
— Oh, Kyle, je n’en sais rien ! Il paraissait s’intéresser sincèrement à moi, mais les journaux ont écrit qu’il avait une relation sexuelle avec le gars que je croyais être son colocataire. Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?
Kyle prit une profonde inspiration.
— Une femme est venue me voir aujourd’hui. Elle représente un consortium qui détient la copie d’une disquette contenant un message radio extraterrestre que Huneker venait juste de recevoir avant de mourir.
Heather secoua la tête.
— Tu n’as pas l’air étonnée.
— Non, j’ai déjà entendu parler de cette histoire de message qu’il aurait détecté. C’est une rumeur qui a circulé pendant des années dans les cercles du SETI. Mais je crois que ce n’est qu’une histoire sans fondement.
— C’est une drôle de coïncidence, tu ne trouves pas ? dit Kyle. Je veux dire, ces deux messages, venant probablement de deux étoiles différentes, qui étaient si rapprochés l’un de l’autre : celui que Huneker est supposé avoir intercepté en 1994, et ensuite, les séquences du message d’Alpha du Centaure, qui ont commencé à arriver treize ans plus tard.
— Je ne sais pas, dit Heather. Au début, les chercheurs du SETI croyaient que nous allions intercepter beaucoup plus de messages que nous n’en avons reçu à ce jour. En 1994, cela faisait trente ans que nous captions des messages radio. Il peut y avoir eu un nombre incalculable de tentatives pour nous contacter avant que nous soyons équipés de radiotélescopes, et nous allons peut-être recevoir un autre contact demain. Nous ne savons pas à quel rythme les contacts radio avec une autre civilisation peuvent se produire.
Kyle hocha la tête.
— Le radiotélescope d’Algonquin a fermé peu de temps après que Huneker était supposé avoir détecté son message.
Heather afficha un sourire triste.
— Tu n’as pas besoin que je te parle des réductions de crédit du gouvernement, soupira-t-elle. En outre, si ce disque existait, pourquoi quelqu’un viendrait-il t’en parler ?
— Cette femme dit que Huneker avait crypté le message en utilisant RSA – c’est un système qui emploie les diviseurs de chaque grand nombre comme clé de décodage.
— Y avait-il des gens qui faisaient ce genre de choses, à cette époque-là ?
— Bien sûr. Dès 1977, Rivest, Shamir et Adleman, les trois scientifiques du MIT qui travaillaient sur cette technique, ont crypté un message en utilisant le produit de deux nombres premiers, composé de 129 chiffres. Ils ont offert un prix de cent dollars à quiconque pourrait le décoder.
— Quelqu’un a réussi ?
— Oui, des années après. En 1994, je crois.
— Et que disait le message ?
— Les mots magiques sont un gypaète délicat.
— Que diable signifie gypaète ?
— Je crois que c’est un oiseau de proie. Il a fallu huit mois pour que six cents volontaires travaillant sur le réseau mondial, chacun sur une partie du problème, parviennent à trouver le code. Plus de cent quadrillions d’instructions.
— Alors, pourquoi n’ont-ils pas fait la même chose avec le message de Josh ?
— Il a utilisé 512 chiffres, et chaque chiffre supplémentaire représente un ordre additionnel de magnitude, naturellement. Ils travaillent dessus depuis tout ce temps avec les moyens classiques, mais ils n’ont toujours pas trouvé le code.
— Les types de ce consortium, qu’est-ce qu’ils te veulent ?
— Ils pensent que je suis sur le point de faire une découverte capitale en informatique quantique. Pourtant, j’en suis loin, je n’ai qu’un prototype, et même si nous parvenons à éliminer les erreurs, il ne fonctionnera qu’avec des nombres de trois cents chiffres exactement. Mais dans quelques mois, avec un peu de chance, j’aurai à ma disposition un système capable de décoder presque instantanément des messages de n’importe quelle longueur.