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Le seul problème était que ce niveau était maintenant atteint. En réalité, la plupart des estimations montraient que, depuis quatre ou cinq ans, les ordinateurs avaient dépassé le cerveau humain en capacité d’informations et en degré de complexité.

Et pourtant, Cheetah ne parvenait toujours pas à distinguer un jeu de mots drôle d’un jeu de mots stupide.

— Si je ne t’ai pas déçu, reprit la voix de Cheetah, alors où est le problème ?

Le regard de Kyle fit le tour de son laboratoire ; les murs étaient incurvés de façon à suivre les contours de Mullin Hall, mais il n’y avait pas de fenêtres. Le haut plafond était couvert de panneaux d’éclairage en partie dissimulés par des grilles métalliques.

— Il n’y en a pas !

— Je ne te crois pas, dit Cheetah. Tu as passé des mois à m’enseigner la façon de reconnaître les visages et leurs expressions. Je ne suis pas encore très fort, mais toi, je te reconnais dès que je te vois, et je suis capable aussi de deviner ton humeur. Aujourd’hui, je me rends bien compte que quelque chose te tracasse.

Kyle fit la moue en se demandant s’il avait envie de poursuivre ce dialogue. Naturellement, tout ce que disait Cheetah n’était dû qu’à une programmation spécifique sur l’ordinateur. À vrai dire, Kyle ne se sentait absolument pas obligé de lui fournir une réponse.

Et cependant…

Aujourd’hui, il n’avait encore vu personne dans son laboratoire. Après une nuit blanche, il avait quitté la maison de bonne heure pour se rendre à son travail (pour lui, c’était toujours « la maison » et non « la maison de Heather »). Tout était silencieux, à part le léger bourdonnement du matériel et des lumières fluorescentes, et les paroles de Cheetah, proférées d’une voix grave et plutôt nasillarde. Kyle se dit qu’il fallait modifier la voix de Cheetah ; on avait tenté de lui donner une inflexion naturelle, mais le résultat n’était qu’une imitation outrancière et horripilante d’un discours réel. Les différences entre l’EPA et les véritables êtres humains en étaient devenues d’autant plus évidentes, en dépit du sérieux de cette tentative.

Kyle se dit que si rien ne l’obligeait à répondre à Cheetah, il avait peut-être envie de le faire. Après tout, avec qui d’autre pourrait-il aborder ce sujet ?

— Active le code de protection privée, ordonna-t-il. Tu ne dois communiquer à personne la conversation qui va suivre, ni faire la moindre recherche en ce qui la concerne. Compris ?

— Compris, répondit Cheetah.

Un long silence suivit. Puis Cheetah demanda :

— De quoi voulais-tu me parler ?

Par où commencer ? Kyle n’était même pas sûr de la raison pour laquelle il avait décidé de se confier à Cheetah. Mais auprès de qui pourrait-il le faire ? En outre, il ne voulait pas courir le risque d’être l’objet de rumeurs malveillantes. Il n’avait pas oublié ce qui était arrivé à Stone Bentley, dans le service d’anthropologie. Cinq ans auparavant, son collègue avait été accusé de harcèlement sexuel par une étudiante. Le tribunal l’avait disculpé et l’étudiante avait même retiré sa plainte, mais cela ne l’avait pas empêché d’être évincé de l’association des doyens, et aujourd’hui encore, Kyle entendait parfois des remarques à son sujet émanant d’autres professeurs ou d’étudiants de la faculté. Non, il n’allait pas s’exposer à un tel risque.

— De rien, répondit-il enfin.

Il traversa la salle en traînant les pieds et se versa une tasse de café fumant.

— S’il te plaît, dit Cheetah, raconte-moi !

Kyle ne put s’empêcher de sourire. Il savait que la curiosité de Cheetah n’était qu’apparente. Kyle avait programmé lui-même l’algorithme qui l’imitait : dès que l’interlocuteur se montrait réticent à parler, les questions se multipliaient.

Pourtant, Kyle ressentait vraiment le besoin de confier ce problème à quelqu’un. Il avait déjà assez de difficultés à dormir en temps normal, sans garder de surcroît ce poids supplémentaire pour lui tout seul.

— Ma fille est furieuse contre moi.

— Rebecca, précisa Cheetah.

Encore un algorithme qui suggérait l’intimité pour faire abonder les détails.

— Oui, Rebecca. Elle dit… elle dit… Sa voix s’évanouit.

— Que dit-elle ? insista Cheetah avec cette inflexion nasale qui tapait sur les nerfs.

— Elle dit que j’ai abusé d’elle.

— De quelle manière ?

Kyle poussa un soupir agacé. Aucun véritable être humain ne poserait ce genre de question. Seigneur, c’était ridicule…

— De quelle manière ? reprit Cheetah.

Son horloge fonctionnait bien : elle venait de lui indiquer qu’il devait poser la même question, la réponse n’étant pas arrivée à temps.

— Sexuellement, répondit doucement Kyle.

Le microphone de la console était très sensible. Cheetah avait entendu, cela ne faisait aucun doute. Pourtant, il ne réagit pas immédiatement – affectation programmée, elle aussi.

— Oh ! finit-il par dire.

Des lumières se mirent à vaciller sur l’écran, ce qui signifiait que Cheetah était en train d’accéder au World Wide Web pour faire une recherche rapide sur ce sujet.

— Tu ne dois en parler à personne, lui rappela Kyle d’un ton sec. Et souviens-toi, aucune recherche !

— J’ai compris, dit Cheetah. As-tu fait ce dont tu es accusé ? Kyle sentit la colère le gagner.

— Bien sûr que non !

— Peux-tu le prouver ?

— Cette question est grotesque !

— C’est une question pertinente, répondit Cheetah. Je suppose que Rebecca n’a aucune véritable preuve de ta culpabilité.

— Non, naturellement.

— Et on peut présumer que tu n’as aucune preuve de ton innocence.

— Eh bien, non, en effet.

— C’est donc sa parole contre la tienne.

— Un homme est innocent tant que sa culpabilité n’est pas prouvée ! lui rappela Kyle.

La console de Cheetah se mit à jouer les quatre premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven. Personne encore ne s’était soucié de programmer un rire réaliste – le sens de l’humour de Cheetah n’était vraiment pas assez performant – et la musique en tenait lieu.

— Je suis censé être naïf, docteur Graves. Si tu n’es pas coupable, pourquoi t’accuse-t-elle ?

Kyle secoua la tête, incapable de répondre.

Cheetah attendit le moment programmé, puis il reprit :

— Si tu n’es pas coupable, pourquoi…

— Tais-toi ! coupa Kyle.

Chapitre 3

Heureusement, Heather ne donnait pas de cours pendant l’été. Elle s’était levée à 11 heures, ce matin, après avoir passé une nuit blanche, conséquence de la visite de Becky.

Comment continuer à vivre après une telle révélation ? se demandât-elle. Mary était morte seize mois plus tôt.

Non, pensa Heather, non, il faut regarder la vérité en face. Mary s’était suicidée seize mois plus tôt. Kyle et elle n’avaient jamais su pourquoi. Becky vivait encore à la maison, c’était elle qui avait trouvé le corps de sa sœur.

Comment continuer ?

Que faire, après une telle épreuve ?

L’année de la naissance de Becky, Bill Cosby avait perdu son fils Ennis. Heather allaitait son bébé et s’occupait de son petit diable de deux ans qui faisait résonner la maison de ses cris. Très émue, elle avait envoyé un mot à Cosby, aux bons soins de CBS, pour lui exprimer sa sympathie. En tant que mère, elle savait que rien ne pouvait être plus dévastateur que la perte d’un enfant. Malgré l’avalanche de lettres de sympathie qu’il avait dû recevoir, Cosby, ou l’un de ses collaborateurs, avait répondu pour la remercier.