Et pourtant…
Et pourtant, cela sonnait juste en grande partie. Pas les détails, bien sûr, mais le concept.
Heather se sentait vide. Une partie d’elle-même était morte, morte depuis aussi longtemps qu’elle pouvait se souvenir.
Et de plus, même si Gurdjieff inventait ces histoires, cela n’excluait pas la possibilité que les filles de Heather aient subi des violences sexuelles. Elle s’était remise à penser à la colère de Ron Goldman, ce qui la ramena au cas Simpson ; le fait que les flics aient tenté de réhabiliter O.J. ne signifiait pas qu’il n’avait pas commis ce crime.
Tout en grignotant un toast, elle réalisa que sa colère était inconditionnelle.
Elle était furieuse contre Becky, que Kyle soit coupable ou pas. Becky avait complètement chamboulé leur vie.
C’était terrible, cette pensée, mais l’ignorance avait été une bénédiction.
Heather en perdait l’appétit. Bon sang, pourquoi cela leur était-il arrivé à eux ? À elle ?
Écœurée, elle posa sa fourchette et alla vider son assiette dans la poubelle.
Une heure plus tard, Heather arrivait à l’Université. En entrant dans son bureau, elle trouva les projecteurs éteints, débranchés, plus précisément, puisqu’ils n’avaient pas d’interrupteurs.
C’était encore cette satanée équipe de nettoyage ! Qui aurait pu imaginer qu’elle travaillait après minuit ?
La construction s’était écroulée, ses panneaux séparés à cause de l’absence de champ d’intégrité structurelle.
Il était impossible de savoir si cela s’était produit pendant que l’équipe de nettoyage était là ou plus tard dans la nuit. Heather sentait son cœur s’affoler.
Elle laissa tomber son sac sur la moquette et se précipita sur le monceau de panneaux. L’un d’eux avait perdu une dizaine de carreaux, au point d’impact avec le sol. Dieu merci, Paul avait eu la prévoyance de les numéroter. Elle réussit à les remettre en place rapidement. Puis elle rassembla la construction, qui s’écroula de nouveau. C’était difficile de maintenir les différents morceaux ensemble, mais elle finit par y parvenir. Elle traversa la pièce avec précaution, de peur que la construction ne s’affaisse encore une fois. Elle rebrancha les projecteurs et entendit l’onduleur bourdonner dans son ordinateur de bureau. À la fois soulagée et ravie, elle vit la construction se reconstituer tandis que ses arêtes s’alignaient.
Heather vérifia l’heure à sa montre. Une réunion de tous les membres du service était prévue à deux heures. Son absence se remarquerait d’autant plus que la faculté était loin d’être surpeuplée pendant l’été. Impatiente de recommencer son exploration, elle écrivit deux mots à l’intention de l’équipe de nettoyage, pour la prier de ne pas éteindre les lampes. Elle en colla un directement sur un projecteur (pas trop haut, pour qu’il ne risque pas de prendre feu) et l’autre juste à côté de la prise dans laquelle les deux lampes étaient branchées.
Seigneur, qu’il faisait chaud ! Pourtant les lampes venaient juste d’être éclairées. Heather transpirait. Elle ferma sa porte et, un peu gênée, ôta son chemisier et son pantalon. En slip et soutien-gorge, elle retira la porte cubique et s’engagea dans le corps de la construction. Puis elle empoigna la ventouse pour rattacher la porte, attendit que ses yeux s’accommodent à la semi-obscurité, avança la main et appuya sur le bouton de démarrage.
Son cœur battait à toute allure ; c’était aussi enivrant, aussi terrifiant que la veille.
Mais quel soulagement aussi de voir qu’elle ne s’était pas trompée, la première fois ! Elle se retrouvait en train de flotter juste à l’endroit qu’elle avait quitté, près de la vaste surface d’hexagones incurvée. Naturellement, elle n’avait aucun moyen de savoir si elle voyait leur forme réelle ou simplement une forme que sa pensée leur conférait.
Malgré l’étrangeté du phénomène, tout paraissait bien trop réel pour n’être que le résultat de décharges piézoélectriques se bousculant dans sa tête. Pourtant, en tant que psychologue, Heather savait que les hallucinations paraissaient souvent très réelles – elles avaient même parfois une hyperréalité qui, en comparaison, donnait une apparence terne à la réalité.
Elle observa les hexagones. Chacun d’eux mesurait environ deux mètres de largeur. La seule chose naturelle constituée d’hexagones serrés à laquelle elle pouvait penser était les nids d’abeilles.
Minute ! Une autre image lui vint à l’esprit. Le Giant’s Causeway, dans le nord de l’Irlande, un vaste champ composé de colonnes hexagonales en basalte.
Abeilles ou lave ? Que ce soit l’un ou l’autre, c’était l’ordre sorti du chaos – et cet arrangement régulier de structures à six faces était la chose la plus méthodique qu’elle eût jamais vue jusqu’ici.
Les hexagones ne recouvraient pas complètement la surface interne de la sphère – il y avait de larges zones où aucun n’était visible. Mais même s’ils ne couvraient qu’une partie de la surface, il devait y en avoir des millions, sinon des millions de milliards.
Le panorama recommençait à dériver, formant une autre configuration : celle qu’elle avait vue la veille avec les deux sphères, l’une maintenant à portée de main, l’autre extrêmement éloignée. En toile de fond, le maelström qui, elle venait de s’en rendre compte, présentait le même mélange de couleurs que les hexagones. Elle détourna son regard puis recommença. L’image de l’immense mur d’hexagones réapparut.
Si les hexagones et le maelström étaient vraiment la même chose, vue simplement dans des espaces dimensionnels différents, alors il serait logique que les hexagones contiennent une grande quantité d’énergie. Mais que représentait chacun d’eux ?
Tandis qu’elle observait les hexagones qui lui faisaient face, l’un d’eux s’assombrit soudain, devenant d’un noir très profond. Il ne reflétait plus aucune lumière. En fait, elle pensa d’abord qu’il avait disparu, mais ses yeux ne tardèrent pas à s’adapter à sa surface noir d’ébène ; il était toujours là.
Heather jeta un coup d’œil circulaire pour voir si d’autres hexagones avaient subi cette transformation. Il ne lui fallut pas longtemps pour en repérer un autre, et un autre encore. Mais venaient-ils juste de s’assombrir, ou avaient-ils subi cette transformation depuis longtemps, elle aurait été incapable de le dire.
Le fait que les hexagones changent de couleur lui fit penser que ce pouvait être des pixels. Pourtant, quand elle survolait de très haut ce paysage, aucune image n’était apparente. Frustrée, Heather pinça les lèvres.
Elle continua de planer au-dessus du champ d’hexagones, survolant des poches de vide, où il n’y avait qu’un néant argenté et pas le moindre hexagone, noir ou coloré.
Au bord de l’une de ces zones – une flaque de mercure, semblait-il –, Heather vit brusquement se former un autre hexagone. Un simple point, d’abord, qui s’élargit rapidement pour remplir l’espace libre. Il était contigu à d’autres hexagones sur trois côtés, et à l’abysse argenté sur les trois autres.
Que pouvaient bien être ces hexagones ?
Elle les avait vus naître.
Et elle les avait vus mourir.
Combien pouvait-il y en avoir ?
Naître.
Mourir.
Naître.
Mourir.
Elle fut frappée par une idée folle. Il était plus vraisemblable qu’une psychologue jungienne ait ce genre d’idée que Monsieur Tout-le-monde, mais n’empêche, c’était une idée folle.
Impossible.
Et cependant…
Si elle avait raison, elle savait exactement combien d’hexagones actifs il y avait là. Ils n’étaient pas innombrables – elle en était sûre. Ce n’était pas un des problèmes de Kyle impossibles à résoudre avec l’ordinateur. Il ne s’agissait pas de carreaux à l’infini, couvrant un plan infini.