Il voulait en dire plus, tellement plus, mais il ne savait par où commencer. Il se rendit compte que sa tête se balançait lentement d’avant en arrière. Il fit un effort pour l’arrêter.
Il resta sans bouger pendant plusieurs minutes, puis il prononça encore une fois le prénom de sa fille, doucement, un son presque inaudible au milieu des chants d’oiseaux, du bruit d’un glisseur qui passait, et de la tondeuse qui revenait lentement, découpant un nouvel andain dans l’herbe foisonnante.
Kyle essayait de relire la pierre tombale, sans y parvenir. Il cligna des yeux pour chasser ses larmes.
Il pensait : C’est tellement affreux. Mais les mots ne parvenaient pas à franchir ses lèvres.
Chapitre 26
Heather décida de revenir, de se dégager de la pensée du Japonais. Mais par quel moyen ? Elle se sentait soudain complètement décontenancée. Évidemment, elle pouvait toujours visualiser la construction des Centaures, puis ouvrir la porte cubique, ce qui couperait ce lien. Mais la séparation risquait d’être brutale. Amputation psychique ? Et si une part d’elle-même restait ici, dans la tête de cet homme, pendant que le reste, son ego autonome, serait peut-être renvoyé à Toronto ?
Son cœur battait à tout rompre, la sueur perlait sur son front. Il lui resterait au moins cette relation à son corps lorsqu’elle serait de retour dans son bureau.
Comment opérer la séparation ? Les outils devaient être là, il y avait sûrement un moyen. Mais c’était comme si le don de la vue se manifestait pour la première fois. Le cerveau s’apprivoisait à la couleur, à la lumière, mais il ne pouvait donner un sens à ce qu’il voyait, il ne pouvait analyser les images.
C’était comme une amputation – encore cette métaphore qui reflétait son anxiété au sujet de la séparation imminente. Amputée, dotée d’un bras artificiel. Au début, ce n’était que des matériaux inertes, métal et plastique, qui pendaient du moignon. Le cerveau devait les contrôler, les activer. Il devait établir une nouvelle concordance : telle pensée provoquait tel mouvement.
Si le cerveau de chair et de sang pouvait apprendre à interpréter la lumière, à faire bouger l’acier, à contracter des tendons de nylon à travers des poulies en Téflon, il lui était certainement possible d’apprendre à fonctionner dans cet univers-là. L’esprit humain n’était rien s’il ne s’adaptait pas. Ce ressort était son outil professionnel.
Heather lutta pour retrouver son calme, s’accrochant à sa pensée rationnelle, systématique.
Elle réussit à visualiser ce qu’elle désirait – autant que possible. Son cerveau était connecté à celui du Japonais ; elle parvint à visualiser l’interruption de cette connexion, mais elle se trouvait toujours là, à l’intérieur de cet homme dont la vue stroboscobique, à travers les vitres du métro, était plus ou moins précise, selon son imagination – toujours vigoureux, notre homme – qui venait parfois occuper le premier plan pour être immédiatement refoulée.
Elle essaya de visualiser une image différente : une solution dans une éprouvette, dans laquelle l’esprit de l’homme et le sien seraient dissous, une légère différence dans la réfraction de la lumière marquant des courants clairs pour elle dans son ego à lui, qui serait transparent. Elle s’imagina elle-même en train de se condenser, cristaux blancs, hexagonaux, en coupe transversale faisant écho au mur de l’esprit, et filtrant jusqu’au fond de l’éprouvette.
C’était ça !
Le tunnel du métro de Tokyo disparaissait.
Le brouhaha des pensées du Japonais diminuait.
Le bavardage des autres voix s’amenuisait.
Mais non…
Non !
Rien ne venait les remplacer ; tout était sombre. Elle avait laissé le Japonais, mais elle n’était pas retournée en elle-même. Elle pourrait peut-être s’échapper de la construction. Elle gardait encore un minimum de contrôle sur son corps, du moins l’espérait-elle. Elle dirigea sa main vers l’endroit où elle croyait trouver le bouton d’arrêt.
Mais sa main bougeait-elle réellement ? Elle sentit la panique revenir à l’assaut. Et si elle imaginait sa main, comme les amputés imaginent des membres fantomatiques, ou comme les gens qui, épuisés par des douleurs chroniques, en arrivent à imaginer un interrupteur à l’intérieur de leurs têtes, un interrupteur qu’ils pourraient arracher avec un effort de volonté, supprimant ainsi la douleur, du moins pour quelques minutes ?
Poursuivre le processus et sortir de l’espace psychique confirmeraient ou infirmeraient son contrôle sur son corps physique.
Mais avant tout, bon sang, il fallait qu’elle maîtrise sa panique, qu’elle la combatte. Elle s’était déjà déconnectée du Japonais et se trouvait à mi-chemin de chez elle.
Du solvant se précipitant dans une solution.
Cristaux jonchant le fond d’une éprouvette, disposés au petit bonheur, sans ordre ni structure.
Il fallait qu’elle impose l’ordre à son ego rescapé.
Les cristaux dansaient, formant une matrice de diamants blancs.
Cela ne fonctionnait pas, ne lui était d’aucun secours…
Mais brusquement, avec une sensation jubilatoire, elle se retrouva en elle, à l’intérieur de ses propres perceptions.
La Heather physique poussa un profond soupir de soulagement.
Elle était encore dans l’espace psychique, face au grand mur d’hexagones.
Son doigt s’était déplacé à un centimètre environ de la touche du Japonais.
Naturellement, tout cela était de la conceptualisation, de l’interprétation.
Il n’y avait certainement pas une véritable touche pour lui. L’espace psychique, quel qu’il fût, prenait sans doute une autre forme. Mais elle connaissait maintenant la gymnastique mentale qui la libérait de la pensée d’un autre. Elle savait comment en sortir, et comment la réintégrer.
Et elle souhaitait désespérément recommencer.
Cependant, comment les choses étaient-elles disposées dans sa construction mentale de l’index des pensées ? Là, c’était le bouton du Japonais. Et les six qui lui étaient contigus ? Étaient-ce ses parents ? Ses enfants ? Sa femme ? Non, pas sa femme, car elle ne pouvait partager aucun matériel génétique avec lui.
Mais cela n’était certainement pas aussi simple, ni aussi contraignant. Aucun rassemblement organisé d’êtres humains basé sur une simple parenté du sang n’était possible. Il y avait trop de permutations, trop de variations dans l’importance des familles et leur composition.
Ou alors, elle était encore dans la zone japonaise du mur ; et tous ces hexagones représentaient des gens appartenant à cette culture. Ou bien des personnes nées le même jour, éparpillées aux quatre coins du globe.
À moins que… se pouvait-il qu’elle ait été attirée instinctivement vers cet endroit ? L’hexagone de Kyle était peut-être celui-ci, à droite ; elle avait failli le toucher, au lieu de toucher celui du Japonais, mais elle avait changé d’avis au tout dernier moment, comme à l’école, quand elle abandonnait sa première réponse, la meilleure, pour faire le mauvais choix et marmonner ensuite, à chaque fois, au moment où quelqu’un d’autre donnait la bonne : « C’est ce que je voulais dire. »
Sept milliards de boutons.
Elle se décida pour le bouton qu’elle avait voulu toucher la première fois, approcha son doigt plus près et…
Contact !
Aussi renversant que la première fois.
Une sensation ahurissante.
Le contact avec un esprit différent.
Et cette personne-là voyait toutes les couleurs. Mais les couleurs étaient un peu passées, la peau paraissait verte.
Chacun devait percevoir les couleurs d’une façon un peu différente, et même avec une vue normale, les interpréter avec quelques variations. Après tout, la couleur n’était-elle pas une construction psychologique ? Le « rouge » n’existait pas dans le monde réel. C’était simplement la façon dont l’esprit choisissait d’interpréter la longueur d’ondes variant de 630 à 750 nanomètres. En fait, les sept couleurs de l’arc-en-ciel – rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet – étaient les désignations arbitraires de Newton ; la quantité avait été choisie parce que Sir Isaac aimait l’idée qu’il y ait un nombre primaire de couleurs, mais Heather n’avait jamais réussi à discerner le prétendu « indigo » entre le bleu et le violet.