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D’une façon ou d’une autre, il avait réussi à vivre.

À la même époque, on parlait également de Fred Goldman chaque soir, aux informations. Son fils, Ron Goldman, avait été tué aux côtés de Nicole Brown Simpson. Fred était furieux contre O.J. Simpson, qu’il considérait comme l’assassin de son fils. La colère de Fred était palpable, elle explosait à travers l’écran. Les Goldman avaient publié un livre : Il s’appelait Ron. Heather les avait rencontrés à l’occasion de la signature qu’ils avaient organisée à la grande librairie, près de l’Université. Elle avait acheté un exemplaire du livre dès sa parution, sans attendre qu’il soit soldé, quelques mois plus tard, plusieurs ouvrages relatifs au procès Simpson ayant été publiés à la même époque. Elle l’avait fait signer par Fred, en témoignage de son soutien, entre parents.

D’une façon ou d’une autre, Fred Goldman avait continué, lui aussi.

Quand Mary s’était suicidée, Heather avait regardé si le livre des Goldman se trouvait toujours dans sa bibliothèque. Il y était bien, près de Alias Grace, de Margaret Atwood, un autre livre relié pour lequel Heather avait fait une entorse à son budget, presque à la même époque. En ouvrant le livre des Goldman, elle était tombée sur les photographies de Fred, mais il ne s’agissait que de clichés représentant une famille heureuse – aucun ne montrait le visage dont elle se souvenait, déformé par la fureur que Fred éprouvait envers Simpson.

Mais quand un enfant s’en prend à sa propre vie, comment canaliser la détresse qui s’empare de vous, contre qui diriger sa colère ?

Contre personne. Il ne reste qu’à l’intérioriser, et à la laisser vous dévorer de l’intérieur, fibre par fibre, jour après jour.

Ou alors, la faire éclater contre tout un chacun. Votre mari, vos autres enfants, vos collaborateurs.

Oui, on continue, tout en sachant qu’on ne sera plus jamais comme avant.

Et maintenant…

Maintenant, si Becky disait la vérité, Heather avait quelqu’un sur qui déverser son amertume : Kyle, son mari, le père de Becky, brusquement devenu un étranger à ses yeux.

En descendant St. George Street, elle songea au message radio extraterrestre qu’elle avait encadré et accroché au mur du salon. Heather était psychologue. Elle avait passé les dix dernières années à tenter de déchiffrer les messages des extraterrestres et de sonder leur pensée. Ce message-là, elle le connaissait mieux que quiconque sur la planète – elle avait publié deux articles à son sujet – et pourtant, elle n’avait toujours pas saisi ce qu’il signifiait exactement. En fait, elle n’en avait absolument pas la moindre idée.

Heather vivait avec Kyle depuis près d’un quart de siècle.

Mais le connaissait-elle vraiment ?

Il fallait absolument qu’elle garde la tête claire, qu’elle surmonte le choc subi la veille.

Le soleil éclatant de ce superbe après-midi la fit cligner des yeux. Elle laissa ses pensées revenir aux extraterrestres et à leurs messages. S’il n’y avait rien d’autre, les humains et les centaures partageaient au moins la lumière du soleil. Personne ne savait à quoi ressemblaient les extraterrestres, mais les dessinateurs des quotidiens avaient décidé de les représenter comme leurs homonymes de la mythologie grecque. Alpha du Centaure A était presque un véritable jumeau du soleil de notre galaxie : ils étaient tous les deux de la classe spectrale G2V, et avaient la même température, 5 800o Kelvin – aussi l’un et l’autre brillaient-ils sur leur planète avec la même lumière blanc-jaune. Il est vrai qu’Alpha du Centaure B, plus petite et plus fraîche, pouvait elle aussi ajouter une tonalité orange quand elle était visible dans le ciel, mais il viendrait un temps où l’on ne verrait plus qu’Alpha A. Quand cela se produirait, les paysages qui se présentaient aux yeux des Centaures et des humains seraient illuminés de la même façon.

Elle poursuivit son chemin en direction de son bureau. Continuer, pensa-t-elle, ne pas se laisser abattre.

Le matin suivant – samedi 22 juillet –, Kyle ne descendit pas à St. George, sa station de métro habituelle, mais à Osgoode, quatre arrêts plus loin.

Zack Malkus, l’ami de Becky, était employé dans une librairie de Queen Street West. Becky l’avait dit à Kyle, l’une des rares fois où elle lui avait adressé la parole au cours des douze derniers mois. Il ne savait pas de quelle librairie il s’agissait, mais il n’en restait pas beaucoup. Quand il était étudiant, Kyle allait souvent, le samedi après-midi, dans l’une des douze librairies qui bordaient Queen Street à cette époque-là, pour se procurer de nouveaux romans de science-fiction chez Bakka ou des bandes dessinées chez Silver Snail, ou encore avec l’espoir de trouver des livres épuisés. Mais les librairies indépendantes avaient eu des coups durs. La plupart s’étaient installées dans des quartiers moins cotés, quand elles n’avaient pas tout simplement disparu. Depuis, Queen Street West accueillait surtout des cafés et des bistrots à la mode, à l’exception du siège de l’un des empires du cinéma canadien, situé tout près de la station de métro sur University Avenue. Il ne restait certainement pas plus de trois ou quatre librairies. Kyle décida de chercher dans chacune d’elles.

La première porte qu’il poussa fut celle de Pages, l’une des plus anciennes. Il jeta un coup d’œil circulaire. Contrairement à Becky, Zack étudiait à l’Université ; il travaillait donc probablement pendant les week-ends. Mais Kyle n’aperçut aucun signe de sa chevelure blonde et de sa silhouette élancée. Il se dirigea vers la caissière, une Indienne éblouissante parée de huit boucles d’oreilles.

— Bonjour !

Elle lui sourit.

— Est-ce que Zack Malkus travaille ici ? demanda-t-il.

— Il y a un Zack Barboni.

Kyle sentit ses yeux s’agrandir légèrement. Quand il était gamin, tout le monde avait un nom banal – David, Robert, John, Peter. Le seul Zack dont il eût jamais entendu parler était Zachary Smith, qui jouait dans la vieille série télévisée Perdu dans l’espace. Aujourd’hui, on aurait dit que chaque gosse qu’il rencontrait s’appelait Zack, Odin ou Wing.

— Non, ce n’est pas lui, merci beaucoup.

Il continua son chemin en direction de l’ouest. Il fut sans arrêt accosté par des mendiants. Dans sa jeunesse, les mendiants étaient si rares à Toronto qu’il ne pouvait jamais leur refuser la pièce. Désormais, ils étaient nombreux en ville, mais ils sollicitaient toujours de l’argent avec une politesse étudiée, typique des Canadiens. Kyle avait perfectionné son regard « torontonien », l’œil fixé sur la ligne d’horizon afin de ne jamais rencontrer celui d’un mendiant, mais il secouait toujours légèrement la tête en signe de refus, à chaque requête, afin de ne pas paraître ignorer celui ou celle qui s’adressait à lui.

Toronto la Bonne. Il se souvenait de cet ancien slogan publicitaire. Bien que les mendiants fussent actuellement des gens de tous horizons, il y en avait beaucoup qui étaient d’origine indienne. En fait, Kyle ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois où il avait vu un Indien du Canada ailleurs qu’à un coin de rue, en train de mendier, mais il y en avait encore certainement un grand nombre dans les réserves. Plusieurs années auparavant, ils avaient été deux ou trois à suivre un de ses cours, dans le cadre d’un programme gouvernemental désormais exsangue. Mais il ne se rappelait aucun étudiant à l’université de Toronto qui ait été d’origine indienne, même pas, ironie du sort, dans un cours sur les indigènes.