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Bientôt, un autre centre d’intérêt que les simples couleurs qu’elle voyait vint capter l’attention de Heather.

La personne qu’elle habitait – encore un homme, du moins c’est ce qu’elle déduisait à travers une légère agressivité, ineffable – était en proie à la plus grande agitation.

Il se trouvait dans un magasin. Une épicerie de quartier. Mais l’enseigne lui était tout à fait inconnue. Quant aux prix…

Ah, la fameuse livre… Elle se trouvait donc en Grande-Bretagne. C’était un marchand de journaux, pas une épicerie de quartier. Et ce Britannique – ce garçon britannique, elle en était sûre – regardait le rayon de bonbons.

Il y avait eu une barrière au niveau du langage entre l’Asiatique et elle, mais pas cette fois-ci, du moins elle n’était pas importante.

— Jeune homme ! appela-t-elle. Jeune homme !

Aucun changement dans l’esprit du garçon. Il ne se rendait absolument pas compte que Heather tentait d’entrer en contact avec lui.

— Jeune homme ! Eh, toi, le gamin !

Elle fit une pause.

— Imbécile ! Crétin !

Cette interjection aurait dû attirer son attention. Mais rien ne se produisait. L’esprit du garçon était entièrement tourné vers…

Mon Dieu !

… vers l’idée de voler quelque chose !

Ces bonbons. Des « Tire-bouchons »… quel nom idiot !

Heather réfléchit. Ce gamin, qui avait treize ans – elle l’avait su dès qu’elle s’était posé la question –, disposait d’une somme suffisante sur sa carte à puce pour s’offrir des douceurs. Il glissa une main dans sa poche et pressa ses doigts contre la carte, toute chaude de la chaleur de son corps.

Bien sûr, il pouvait payer ces bonbons, aujourd’hui. Mais demain ?

L’épicier – un Indien dont l’accent paraissait délicieux à Heather mais risible pour le gamin – était plongé dans une discussion avec un client, à côté de la caisse.

Le garçon jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. L’épicier discutait toujours.

Le garçon attrapa le paquet de Tire-bouchons et le serra dans sa main. Il portait une veste légère à grandes poches. D’un geste vif, il fit glisser le paquet à l’intérieur de sa poche droite. Puis il poussa un soupir de soulagement.

Heather en fit autant. Il avait réussi.

— Jeune homme ! appela l’Indien.

Heather fut aussitôt prise de tremblements tandis qu’un sentiment de terreur absolue envahissait le garçon.

— Jeune homme ! répéta l’épicier. Fais voir un peu ce que tu as dans ta poche !

Le garçon se figea sur place. Il ne songeait qu’à s’enfuir, mais l’Indien – que le garçon, bizarrement, prenait pour un Asiatique – était maintenant planté entre lui et la porte d’entrée. Il tendait la main, la paume tournée vers le haut.

— Rien ! bafouilla le garçon.

— Tu vas me rendre ce que tu m’as pris !

Le gamin réfléchissait à cent à l’heure : il pouvait encore s’enfuir ; il pouvait aussi rendre les bonbons et supplier l’homme de lui pardonner ; ou lui dire que son père le battait, et lui demander de ne pas téléphoner à ses parents.

— Je n’ai rien pris, je vous l’ai déjà dit, s’écria-t-il en prenant un air offensé, comme si l’accusation était sans fondement.

— Petit menteur ! Je t’ai vu ! Et la caméra aussi ! ajouta-t-il en montrant un dispositif accroché au mur.

Le garçon ferma les yeux. Sa vision du monde extérieur s’obscurcit, mais son cerveau était toujours éclairé par des images – de personnes qui devaient être ses parents, d’un ami à lui, qui s’appelait Geoff. Geoff s’en sortait toujours quand il piquait des bonbons.

Subjuguée, Heather se souvenait de ses propres tentatives de vols dans des boutiques. Elle avait même une fois jeté son dévolu sur un jean. Elle s’était fait pincer, elle aussi. Elle connaissait ce sentiment de peur et de colère qui s’était emparé du garçon. Elle aurait aimé rester pour voir ce qui allait lui arriver, mais elle ne disposait pas d’un temps illimité. Elle allait bientôt être obligée de se déconnecter pour retrouver les nécessités de la vie ; elle commençait à regretter de n’être pas allée aux toilettes avant de revenir dans la construction.

Elle fit le vide dans son esprit, évoqua les images de cristaux de sa précipitation dans le liquide, et laissa le gamin comme elle avait laissé le Japonais.

Obscurité, comme la fois précédente.

Elle arrangea les cristaux, restaurant son sens de l’ego. Elle était à nouveau en face du mur d’hexagones.

C’était étonnant, et elle devait bien admettre que c’était aussi une bonne partie de plaisir.

Brusquement, elle fut frappée par le potentiel touristique de cette découverte. Le problème, avec les simulations de réalité virtuelle, était justement qu’il ne s’agissait que de simulations. Malgré les centaines de milliards investis par Sony, Hitachi et Microsoft dans la création d’une industrie de loisirs de Réalité virtuelle, le public n’avait jamais fait preuve d’un véritable engouement. Sans doute à cause de la différence fondamentale entre skier à Banff et skier dans son living-room ; la possibilité de se casser une jambe faisait partie du grand frisson d’excitation, et l’expérience, c’était aussi d’avoir un besoin naturel au moment le plus inopportun. Quant au plaisir, il passait par les véritables coups de soleil attrapés sur les pentes, même en plein hiver.

Mais cette intrusion dans la vie des autres était bien réelle. Ce gosse anglais allait à coup sûr être obligé d’affronter les conséquences de son acte. Heather pouvait rester tant qu’elle le désirait, le suivre dans ses tourments pendant des heures, des jours. Toutes les tentations du voyeurisme, avec en prime une simulation plus vivante, plus excitante, plus imprévisible que tout ce qui pouvait se produire dans le monde virtuel.

Y aurait-il une réglementation ? Était-ce seulement réalisable ? Ou chaque individu allait-il se trouver confronté à la possibilité qu’un nombre incalculable de ses semblables s’infiltrent dans sa tête, et partagent la moindre de ses expériences, la moindre de ses pensées ?

Mais au fond, il n’y avait peut-être pas de raisons de se laisser décourager par ce nombre de sept billions. Il s’agissait d’un chiffre merveilleux et justement, le nombre de possibilités qu’il offrait serait sans doute suffisant pour éviter que quelqu’un n’entre dans la pensée d’une personne de sa connaissance.

Mais il fallait bien reconnaître que c’était cela la véritable tentation, non ? C’était ce que Heather était venue chercher, et c’était sûrement ce qui motiverait les chercheurs suivants : l’occasion de plonger dans la tête de leurs parents, de leur amoureux, de leurs enfants, de leur patron.

Mais comment s’y prendre ? Heather n’avait toujours pas la moindre idée du processus à suivre pour trouver une personne précise. Kyle était là, quelque part. Si seulement elle devinait le moyen d’avoir accès à lui !

Perplexe, elle contempla l’immense tableau d’hexagones.