Jamais plus de six intermédiaires…
Six intermédiaires, maximum.
À quoi pouvait bien ressembler la connexion logique qui lui permettrait de se rapprocher d’un degré de Kyle ? Grâce à McGregor, était-elle sur le point de franchir l’étape suivante sur le chemin qui la conduirait vers son mari ?
Le Premier ministre ! Kyle ne la connaissait pas, mais il était clair qu’elle était un maillon de la chaîne.
Heather savait exactement à quoi ressemblait Susan Cowles, bien sûr. Elle l’avait vue des millions de fois sur le petit écran.
Elle se concentra sur elle. À fond.
La Très Honorable Susan M. Cowles.
La seconde femme qui soit devenue Premier ministre du Canada.
La Dominionatrice, comme le Time l’avait baptisée.
Susan Cowles, de profil.
Susan Cowles, de face.
Susan Cowles, à distance.
Susan Cowles, de très près.
McGregor l’avait probablement rencontrée, ou du moins il devait garder une image mentale d’elle. Mais non. Ce n’était pas suffisant, apparemment. Le passage de la femme du Saskatchewan à McGregor avait exigé une concordance précise, des perspectives coïncidant parfaitement.
Décidément, il n’y avait pas moyen de savoir ce que Susan Cowles faisait à l’instant même, à moins, naturellement, qu’elle ne passe sur la chaîne du Parlement. Et dans ce cas, McGregor n’était pas en train de la regarder. Mais après tout, il n’était pas forcément nécessaire que la concordance se produise en temps réel ?
Et s’il suffisait que deux personnes partagent les mêmes souvenirs pour que le passage puisse avoir lieu ? Certains événements, tout le monde les connaissait : le crash de Hindenburg, le film de Zapruder, les explosions de Challenger et d’Atlantis. L’effondrement de la tour Eiffel.
Et tous les Canadiens devaient avoir en commun certains souvenirs de Susan Cowles. C’était la première fois depuis Trudeau qu’un Premier ministre avait invoqué le War Measures Act ; elle l’avait fait pendant quatre jours, pour réprimer les soulèvements de Longueil – ce que l’enquête de Hosek était justement en train d’étudier. Il n’y avait probablement pas une seule personne au Canada qui n’eût gardé le souvenir précis des paroles prononcées par Susan Cowles alors qu’elle venait d’instaurer la loi martiale pour une durée de cent heures : « Le vrai Nord doit être fort, mais il ne recouvrera la liberté que lorsque je l’aurai proclamé. » McGregor avait certainement gardé cette image dans sa mémoire, certainement…
Oui, oui, oui ! Elle avait réussi : le souvenir de ce discours venait de surgir dans la tête de McGregor.
Heather se concentra sur le discours et sur le Premier ministre, puis elle se déconcentra et essaya d’imposer une transformation de Necker ; ensuite… Ensuite, elle se retrouva dans la tête de la Très Honorable Susan Cowles !
Elle avait trouvé le moyen de franchir une étape d’une pensée à l’autre : il suffisait d’accéder à un souvenir impliquant la personne désirée, de faire passer la personne de l’arrière-plan au premier plan, et puis…
Voilà !
Elle était sur la bonne piste, maintenant, en route vers Kyle.
Tout de même, quelle expérience ! Et quelle révision d’histoire ! Heather était allée à la Chambre du Parlement fédéral, il y avait maintenant trente ans, à l’occasion d’un voyage avec le lycée. Rien n’avait changé – c’était toujours très classe, bourré d’ornements, de bois sombre, ineffablement britannique.
Et Cowles était fascinante ! Heather dut admettre qu’elle avait un petit quelque chose d’héroïque. C’était stupéfiant de voir à travers ses yeux, et…
Ô mon Dieu !
Heather réalisa soudain que l’accès à l’espace psychique ne compromettait pas uniquement la vie privée, mais aussi la sécurité nationale. Sans même y avoir réfléchi, elle réalisait tout à coup, elle savait tout au fond d’elle que, contrairement à ce que pouvait faire présager l’opinion publique, le Canada allait s’opposer aux États-Unis dans le vote des N.U. sur les procès des crimes de guerre en Colombie.
Heather mit de côté le secret d’État. Ce n’était pas cela qui l’intéressait pour l’instant. Ce n’était qu’un pas sur le chemin à parcourir. Elle se concentrait maintenant sur le principal personnage de l’Ontario, Karl Lewandowski. Cela lui prit du temps, mais elle réussit à faire naître un souvenir de lui dans la mémoire de Cowles, et elle fut choquée de constater à quel point la très conservatrice Cowles haïssait le libéral Lewandowski.
Elle se concentra au maximum, pour provoquer une autre transformation de Necker.
Elle se retrouva brusquement à l’intérieur de l’esprit de Lewandowski.
Et de là, elle passa dans celui du ministre de l’Éducation.
Puis dans celui de Donald Pitcairn, le président aux arcades sourcilières saillantes de l’université de Toronto.
Et de là…
De là, enfin, dans l’esprit de Brian Kyle Graves.
Chapitre 28
Oui, c’était bien Kyle. Heather en était convaincue.
Première preuve, la vue que Kyle avait toujours sous les yeux : son bureau à l’université de Toronto. Pas son laboratoire, mais son vrai bureau en angle, à l’autre extrémité du couloir. Heather s’y était rendue un million de fois. C’était bien ça : sur un mur, à côté d’un poster du Festival des Auteurs de Harbourfront International, la reproduction d’un allosaure du Royal Ontario Museum ; des piles de paperites entassées sur son bureau et, sur une étagère, un hologramme de Heather, dans un cadre doré. Kyle voyait les couleurs avec une nuance un peu plus bleutée qu’elle. Elle sourit à cette pensée. Personne n’avait jamais accusé son mari de regarder le monde à travers des lunettes roses.
Heather croyait le connaître, mais il était clair qu’elle ne connaissait qu’une minuscule partie de lui, le sommet de l’iceberg, l’ombre sur le mur. Il était tellement plus que ce qu’elle avait jamais imaginé, si complexe, si introspectif, si incroyablement vivant.
Les images apparaissaient et disparaissaient à la périphérie de l’attention de Kyle. Heather savait que l’accusation de Becky l’avait profondément perturbé, mais elle ne se doutait pas qu’il y pensait constamment.
Le regard de Kyle tomba sur sa montre. C’était une belle montre suisse digitale que Heather lui avait offerte pour leur dixième anniversaire de mariage. Elle avait fait graver à l’intérieur :
Pour Kyle, un merveilleux époux, un merveilleux père.
Heather, qui t’aime
Mais ces mots ne provoquaient pas le moindre écho dans l’esprit de Kyle ; il regardait l’heure, c’était tout. Il était 15 h 45.
Mon Dieu ! Était-il réellement si tard ? Elle se trouvait à l’intérieur de la construction depuis cinq heures déjà. Elle avait complètement oublié son rendez-vous de quatorze heures.
Kyle se leva, ayant apparemment décidé qu’il était temps de se mettre en route pour aller donner son cours. Au même instant, les données visuelles qu’il avait sous le nez rebondirent frénétiquement, ce qui ne parut pas le moins du monde le déconcerter, mais Heather, n’ayant accès qu’à sa conscience et non aux quelconques signes d’équilibre inconscient que son oreille interne relayait, se sentit assez malmenée.
Elle était entrée dans la construction par une matinée ensoleillée, et la météo avait prévu que le soleil dominerait toute la journée. Cependant, dans St. George Street, la journée n’était pas aussi belle, aussi éclatante pour Kyle. Elle lui paraissait lugubre, au contraire. Heather connaissait l’expression « avoir le plomb », mais elle n’en avait jamais mesuré la signification profonde.