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Ils se donnèrent rendez-vous à neuf heures. Ayant beaucoup de temps devant elle, Heather avait décidé de préparer un repas. Elle proposa à Kyle de venir chez elle. Il parut surpris mais il accepta. Elle lui demanda aussi s’il pouvait apporter les deux caméras vidéo. Il fit une plaisanterie idiote – pourquoi les mecs pensaient-ils toujours que ces engins étaient utilisés dans un but lubrique ? se demanda Heather – et promit de les apporter.

Maintenant, Heather et Kyle étaient installés à chaque extrémité de la gigantesque table de la salle à manger, bordée de chaque côté de chaises vides.

Celle qui se trouvait près de la fenêtre avait toujours été celle de Becky ; celle d’en face, que l’on n’avait jamais enlevée, même après tout ce temps, avait été celle de Mary.

Heather avait fait une salade composée. Sans être un des plats favoris de Kyle, ce qui aurait été excessif et aurait pu lui faire tirer des conclusions fausses, c’était un repas qui ne lui déplairait pas. Elle avait aussi acheté du pain français.

— Comment ça s’est passé, à ton boulot ? demanda-t-elle.

Kyle prit une pleine fourchette de salade avant de répondre :

— Bien.

Heather faisait de son mieux pour paraître décontractée.

— Rien de spécial ?

Kyle posa sa fourchette et regarda Heather. Il avait l’habitude d’entendre l’inévitable question au sujet de la journée qui venait de s’écouler, Heather l’ayant posée des centaines de fois depuis leur mariage. Mais la seconde question l’avait intrigué.

— Non, finit-il par répondre. Rien d’inhabituel.

Il resta un instant silencieux puis, comme si une question aussi bizarre exigeait une réponse plus fouillée, il ajouta :

— Mon cours s’est bien passé, je crois. En fait, je ne m’en souviens pas très bien, j’avais mal à la tête.

Mal à la tête, pensa Heather.

À cause de son intrusion ?

— Désolée, dit-elle.

Elle se tut, hésitant à lui poser davantage de questions, de peur de provoquer une attention qu’elle ne désirait pas. Mais il fallait qu’elle sache si elle pouvait poursuivre son exploration plus en profondeur, et en toute impunité.

— Tu as souvent mal à la tête au travail ? s’enquit-elle.

— Ça m’arrive, avec tout le temps que je passe devant l’écran de l’ordinateur.

Il haussa les épaules.

— Et toi ? Tu as passé une bonne journée ?

Elle ne voulait pas mentir, mais que pouvait-elle dire ? Qu’elle avait passé la journée entière à naviguer dans l’espace psychique ? Qu’elle avait envahi son esprit ?

— Excellente, répondit-elle en s’abstenant de le regarder dans les yeux.

Le jour suivant, samedi 12 août, Heather retourna très tôt à son bureau.

Elle emporta la caméra vidéo et l’installa sur le bureau vide d’Omar Amir. Elle allait enfin savoir ce qui se passait extérieurement quand l’hypercube se repliait.

Puis elle pénétra dans le cube central, remit la porte en place et pressa le bouton de démarrage.

Elle se retrouva aussitôt dans l’esprit de Kyle. Lui aussi travaillait ce matin-là dans son laboratoire, à Mullin Hall, où il tentait de résoudre les problèmes que lui posait son ordinateur quantique.

Elle fit une nouvelle tentative, appela « Rebecca ! » plusieurs fois de suite, tout en invoquant différentes images d’elle.

Rien.

Avait-il complètement refoulé ses souvenirs de sa fille ?

Elle essaya d’évoquer Jon, le frère de Kyle. Ces souvenirs-là firent immédiatement surface.

Pourquoi ne parvenait-elle pas à accéder à ses pensées au sujet de Becky ?

Becky ! Pas Rebecca, mais Becky ! Son diminutif ! C’était peut-être cela, la clé.

Elle recommença.

Il était impossible qu’il n’ait pas gardé d’innombrables souvenirs de sa propre fille accumulés dans un coin de sa mémoire : Becky bébé, Becky faisant ses premiers pas, ou quand il l’emmenait à la garderie, qu’il l’appelait « Pumpkin »…

Pumpkin !

Elle fit un essai avec ce nom-là, qu’elle accompagna d’une image mentale : Pumpkin.

Et : Pumpkin !

Et encore : Pump-kin !

Enfin, une vision précise de sa fille, souriante, plus jeune, plus heureuse, lui apparut. Elle avait réussi. Malgré tout, ce ne serait sûrement pas simple de trouver des souvenirs spécifiques. Elle risquait de passer des années à fouiller dans les archives de toute une vie. Ce qu’elle voulait, c’étaient des souvenirs de Kyle seul avec Becky. Elle ignorait comment les faire surgir. Il fallait démarrer ailleurs, avec une scène où elle était elle-même impliquée. Évoquer quelque chose de simple, dont elle pouvait facilement trouver la clé. Un dîner de famille, avant la mort de Mary, avant que Kyle et Becky ne partent de la maison ?

Pas une image générique, naturellement, comme le poster sur le mur de la cuisine, illustré de divers types de pâtes, ou le décor en noir et vert de leur salle à manger. Ces images-là n’étaient pas liées à des moments particuliers, elles formaient la toile de fond de milliers d’événements.

Non, elle avait besoin d’objets spécifiques pris dans un repas spécifique ; des articles comestibles : poulet grillé au barbecue, que Kyle aimait tant, et une de ses salades préférées : laitue coupée en lamelles, petites rondelles de carottes, céleri rémoulade, mozzarella sans matière grasse, le tout agrémenté d’un nuage hédoniste de cacahuètes grillées, de vinaigre de vin, et servi dans un grand bol Corelle.

Ou encore un vêtement qu’il avait porté. Un sweat-shirt Toronto Rapters, avec le dinosaure violet en train de dribbler. Mais que pouvait-elle bien avoir sur le dos, elle, quand il portait ce truc-là ? Voyons. En général, elle se mettait en pantalon pour aller travailler, mais chez elle, elle préférait être en jean et en chemisier. Le vert ? Non, le bleu foncé. Elle se souvint qu’elle l’avait choisi parce qu’il s’accordait au sweat-shirt de Kyle ; c’était un détail aussi important pour elle que négligeable pour lui.

Cette pièce. Ce repas. Ce chemisier. Soudain, tout se mit en place. Elle venait d’accéder à un repas particulier :

«… rude rencontre avec Dejong. » C’était la voix de Kyle, ou du moins sa mémoire des mots. Dejong était l’intendant de l’Université. « Nous risquons d’être obligés de rogner le budget du projet SIMIESC. »

Pendant quelques secondes, Heather crut que quelque chose ne collait pas. Elle n’avait aucun souvenir de cette conversation. Mais en réalité, elle l’avait oubliée, tout simplement ; Kyle se lamentait souvent à propos des réductions de budget. Heather se sentit un peu honteuse. Elle n’avait pas prêté la moindre attention à ce sujet auquel il attachait beaucoup d’importance. Cependant, au bout d’un moment, Kyle s’était mis à parler des problèmes de Dejong avec sa femme, Heather s’en souvenait très bien. Elle se demanda avec inquiétude si elle était assez superficielle pour ignorer les discussions sérieuses et ne s’intéresser qu’aux commérages.

C’était sidérant de se voir elle-même à travers le regard de Kyle. Déjà, Dieu le bénisse, elle paraissait une bonne dizaine d’années plus jeune qu’elle ne l’était ! Ce chemisier, elle ne l’avait pas depuis très longtemps. Kyle ne pouvait donc pas l’avoir vue le porter quand elle était si jeune.

Becky entra et s’assit sur une chaise. À cette époque-là, ses cheveux, beaucoup plus longs, lui arrivaient au milieu du dos.

— Bonsoir, Pumpkin, dit Kyle.

Becky sourit. Ils formaient une famille, alors. L’évocation de ce qu’ils avaient perdu attrista profondément Heather. Maintenant, elle avait une image de Becky à laquelle s’accrocher. Elle s’en servit comme point de départ pour explorer les souvenirs de son mari. Bien sûr, elle pouvait passer dans l’esprit de Becky à partir de celui de Kyle, mais comment pourrait-elle jamais justifier cela ? Bien qu’elle s’en voulût de violer l’intimité de Kyle, elle avait une bonne raison de le faire. Mais de là à envahir celle de sa fille…