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Et tout d’abord, qui était-elle ? Une mère, une épouse, une scientifique ?

Il existait un archétype des parents, un archétype de l’épouse, mais il n’y avait aucune définition jungienne pour le concept occidental du scientifique. Plusieurs années auparavant, elle avait déjà pris le même genre de décision. Elle avait mis sa famille au premier plan. Sa carrière pouvait attendre, la science pouvait attendre.

Maintenant, grâce à cette découverte, elle allait pouvoir prouver à Becky que son père n’avait pas abusé d’elle, de la même façon que Heather se l’était prouvé à elle-même. Et c’était pour l’instant ce qui était primordial à ses yeux.

Il y avait un moyen de montrer cette preuve à Becky, c’était de la faire voyager dans les archives de sa propre mémoire. Mais il subsistait toujours ce problème agaçant : comment différencier les faux souvenirs des souvenirs authentiques ? Après tout, les faux souvenirs paraissaient vraiment réels, sinon Becky ne leur aurait jamais accordé la moindre attention ; ils pouvaient paraître aussi réels que n’importe quelle véritable réminiscence, même lorsqu’ils étaient vus de l’intérieur. Seulement…

Seulement, on ne pouvait pas faire la transformation de Necker vers quelqu’un d’autre à partir d’eux…

Évidemment !

Il était impossible de réaliser la transformation de Necker – le fait de passer dans l’esprit d’une autre personne se souvenant de la même scène – si les souvenirs étaient faux. Il ne pouvait y avoir aucun souvenir correspondant dans la tête de l’autre, aucune pierre de touche entre les deux esprits.

Si le doute avait persisté dans l’esprit de Heather au sujet de la culpabilité de Kyle, elle aurait pu violer l’intimité de Becky, évoquer ses faux souvenirs et se démontrer à elle-même l’impossibilité d’opérer un transfert depuis le point de vue de Becky vers celui de Kyle. Mais elle n’avait plus aucun doute.

Et en outre…

En outre, chercher des souvenirs qu’elle espérait ne pas trouver était une chose, mais ce serait terrible d’être vraiment témoin de cet acte, même s’il n’avait jamais eu lieu dans la réalité. Il valait mieux que Becky, qui avait déjà ces répugnantes images mentales imprimées en elle, se rende compte par elle-même qu’il était impossible de réaliser l’échange de Necker. Heather, quant à elle, n’avait aucune envie d’être témoin d’une scène, fût-elle fausse, représentant son mari en train de violenter sa fille.

Cependant, Becky risquait d’exiger des preuves supplémentaires. Dans ce cas, elle pourrait les obtenir en suivant le même parcours que Heather, en regardant directement dans l’esprit de Kyle.

Et Kyle serait entièrement disculpé. Mais les relations père-fille s’amélioreraient-elles pour autant, une fois Becky rassurée à ce sujet ? Elle découvrirait que son père lui avait réellement préféré sa sœur, et qu’elle était un accident qui avait pesé sur les finances de ses parents alors qu’ils étaient encore étudiants. Elle comprendrait que son père avait eu des pensées bassement matérialistes.

Était-ce vraiment le chemin de la guérison ?

Non, ce n’était pas la bonne solution.

Il y avait un meilleur moyen.

Il fallait que Becky pénètre dans l’esprit de sa thérapeute, qu’elle constate la manipulation, les mensonges dont elle était victime.

Cette façon de procéder, en soi, n’éliminerait pas forcément tous les doutes de sa fille, Heather en était bien consciente. Même si Becky réalisait que les méthodes de la thérapeute étaient abusives, elle n’aurait pas pour autant la preuve que son père ne lui avait fait subir aucune violence. Mais cette démonstration, conjuguée au fait que les souvenirs de Becky étaient faux et n’étaient partagés par personne d’autre, devrait finir par la convaincre entièrement.

Il était temps d’entreprendre le processus de guérison.

Heather saisit son téléphone et appela sa fille.

Le Fashion District, où Rebecca habitait et travaillait, se trouvait à quelques rues de l’Université, en allant vers l’ouest. Heather proposa à Becky de déjeuner avec elle au Water Hole. Pendant les jours qu’elle avait consacrés à la découverte de l’esprit de Kyle, elle avait appris beaucoup de choses au sujet de son mari, la moindre n’étant pas qu’il aimait particulièrement ce lieu, devant lequel Heather était passée des centaines de fois sans jamais y entrer.

Heather savait que Kyle donnait un cours à cette heure-là ; Becky et elle ne risquaient donc pas de le rencontrer.

Heather avait déjà vu l’intérieur du Water Hole par l’intermédiaire de l’esprit de Kyle. En effet, alors qu’elle cherchait les souvenirs qu’il avait de Rebecca, elle était tombée sur le jour où il était venu confier son problème à Stone Bentley.

Elle fut néanmoins très surprise en découvrant le Water Hole de ses propres yeux. D’abord, parce que les couleurs étaient différentes de celles qu’elle avait vues à travers l’esprit de son mari.

Mais il y avait encore autre chose. Kyle n’avait gardé en mémoire que quelques détails, et la plus grande partie de ce dont il se souvenait était une réinterprétation, une extrapolation. Naturellement, il se souvenait de l’holoposter de Molson, avec l’époustouflante minette blonde de la station de ski, mais les autres posters accrochés aux murs lui étaient sortis de l’esprit. Dans sa mémoire, également, les nappes étaient rouge uni, alors qu’elles présentaient de minuscules carreaux rouges et blancs.

C’était le lundi 14 août. Becky avait passé tout le week-end précédent à travailler au magasin de vêtements. Bien qu’elle fût libre le lundi, elle était en retard. Elle arriva enfin, l’air maussade.

— C’est gentil d’être venue, dit Heather pendant que sa fille s’asseyait en face d’elle à la petite table ronde.

— Si j’ai accepté, c’est uniquement parce que tu m’avais dit qu’il ne serait pas là, déclara tristement Becky.

Il n’y avait pas à douter de la personne que ce prénom représentait.

Heather avait espéré entendre sa fille faire quelques plaisanteries, et lui parler un peu de sa vie. Mais, apparemment, elle allait rester sur sa faim. Elle fit un petit hochement de tête.

— Nous devons résoudre par nous-mêmes ce problème avec ton père, annonça-t-elle.

— Si tu es en train de me proposer une rencontre en dehors du tribunal… il n’en est pas question ! Je veux un avocat.

Heather suffoquait. Elle avait l’impression d’avoir reçu une gifle. Elle se ressaisit.

— Il n’y aura pas de procès, déclara-t-elle avec fermeté.

— Je n’y tiens pas davantage que toi, dit Becky en se radoucissant un peu. (Elle n’avait jamais réussi à garder une expression de dureté.) Mais il a brisé ma vie, reprit-elle.

— Non, tu te trompes complètement !

— Je ne suis pas venue ici pour t’entendre prendre sa défense. Et s’il croit s’en tirer avec des excuses…

— Tais-toi ! glapit soudain Heather, excédée.

Elle fut aussitôt choquée par le ton suraigu qu’elle venait de prendre. Les yeux de Becky s’agrandirent de stupeur.

— Tais-toi, répéta Heather. Tu es en train de te rendre ridicule. Tais-toi avant de dire des choses que tu regretteras.

— Je n’ai aucune raison d’accepter ça ! décréta la jeune fille en se levant.

— Assieds-toi, ordonna sèchement Heather.