Kyle poursuivit son chemin jusqu’à la librairie Bakka. La boutique avait ouvert ses portes sur Queen West en 1972 ; elle avait déménagé un quart de siècle plus tard pour revenir ensuite tout près de sa première adresse. Kyle était sûr que Becky l’aurait mentionné et qu’il s’en serait souvenu si Zack travaillait là. À moins que…
Peint sur l’enseigne de la boutique se trouvait l’origine de son nom :
Bakka : nom propre ; mythologie ; dans la légende de Fremen, c’est la pleureuse qui prend le deuil pour toute l’humanité.
Bakka devait faire des heures supplémentaires ces temps-ci, pensa Kyle.
Il entra dans la librairie et s’adressa à un homme barbu, qui évoquait un lutin.
Mais là non plus, on ne connaissait pas de Zack Malkus.
Kyle poursuivit ses recherches. Il était vêtu d’un jean et d’une chemise safari tenue qui différait très peu de ce qu’il portait pour enseigner.
La librairie la plus proche se trouvait quelques dizaines de mètres plus loin, sur le trottoir d’en face. Kyle laissa passer un flot de voitures et traversa.
Cette boutique était bien plus chic que Bakka. Le vieil immeuble de pierre brune dans lequel elle se trouvait venait d’être rénové, la façade passée au jet de sable. La plupart des gens se déplaçaient en skimmers, mais de nombreux immeubles affichaient encore la grisaille des décennies de pollution due à l’automobile.
Une clochette tinta lorsque Kyle entra dans la librairie, où se trouvaient une dizaine de personnes. Un employé surgit de derrière une étagère en bois surchargée de livres. C’était Zack.
— Mons… monsieur Graves ! bégaya-t-il.
— Bonjour, Zack !
Le jeune homme retrouva sa langue.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton hargneux.
— Il faut que je vous parle.
— Je travaille.
— Je vois bien. À quelle heure faites-vous une pause ?
— Pas avant midi. Kyle regarda sa montre.
— J’attendrai.
— Mais…
— Je dois vous parler, Zack. Vous ne pouvez pas me refuser ça.
Le jeune homme fronça les sourcils et pinça les lèvres. Puis il accepta d’un hochement de tête.
Kyle attendit. En temps normal, il aimait flâner dans les librairies, surtout celles qui vendaient des livres en papier, mais ce jour-là, il était trop nerveux pour se concentrer. Il feuilleta un ancien exemplaire des Citations canadiennes de Colombo et lut ce que les gens avaient écrit à propos de la vie de famille. Colombo prétendait que la citation canadienne la plus célèbre était celle de McLuhan : « Le moyen constitue le message. » Ce qui était assez vrai, mais il y en avait une autre qui revenait plus fréquemment, et qui ne se limitait malheureusement pas au Canada. C’était : « Mes enfants me détestent. »
Il lui restait encore du temps à tuer. Kyle quitta la librairie, et entra dans la boutique de posters adjacente. Dans un décor de chrome et d’émail noir, elle offrait un grand choix de peintures de Robert Bateman, sur le thème de la vie dans la nature, une série de gravures de Jean-Pierre Normand, des portraits photographiques de stars de la pop music, des posters de films anciens – de Citizen Kane à The fall of the Jedi ainsi que des centaines d’holoposters représentant des paysages terrestres et maritimes et des vues de l’espace.
Il y avait aussi des reproductions de Dali. Parmi elles, La Persistance de la mémoire, le fameux tableau dans lequel figurent Les montres molles, et La Cène. Kyle avait toujours aimé Dali. Tiens… Corpus Hypercubus, celui-là serait bien pour ses étudiants. Il ne l’avait pas vu depuis des années. Ce poster apporterait une touche vivante et originale au laboratoire.
Kyle se ferait sûrement critiquer pour avoir accroché une peinture évoquant la religion, mais qu’importait ? Il trouva le rouleau contenant les reproductions du tableau et en sortit une qu’il tendit au caissier, un Européen de l’Est de taille moyenne.
Son acquisition sous le bras, Kyle sortit de la boutique et alla retrouver Zack.
— Y a-t-il un endroit où nous pouvons parler tranquillement ? demanda-t-il.
Zack le regardait d’un air peu amène. Après quelques secondes d’hésitation, il proposa :
— Derrière, dans le bureau ?
Kyle acquiesça. Ils traversèrent la librairie et se retrouvèrent dans une pièce qui ressemblait davantage à un entrepôt qu’à un bureau. Visiblement, la direction n’avait pas consacré le moindre centime à sa restauration. Seule l’apparence extérieure de la librairie l’intéressait.
Zack offrit l’unique chaise à Kyle, mais celui-ci la refusa. Le jeune homme s’assit et croisa les bras sur sa poitrine en soupirant. Kyle s’appuya contre une étagère, qui se mit à vaciller légèrement. Il s’en éloigna, pour ne pas risquer d’en recevoir le contenu sur la tête.
— Zack, j’aime Becky, déclara-t-il.
— Si c’était vrai, vous n’auriez jamais pu faire ce que vous lui avez fait, répondit Zack d’un ton ferme.
Il hésita un instant, puis cracha, avec cette certitude propre à la jeunesse :
— Sale type !
Kyle refréna une envie de se jeter sur lui pour le frapper.
— Vous vous trompez. Je ne lui ai jamais fait le moindre mal.
— Si, vous lui avez fait du mal, elle ne peut pas…
— Quoi ?
— Rien.
Mais Kyle avait appris une ou deux leçons par l’intermédiaire de Cheetah :
— Parlez-moi, je vous en prie !
Zack resta un instant songeur, puis il lança :
— Elle ne peut plus avoir de relations sexuelles.
Kyle sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Évidemment, Becky avait une vie sexuelle. Elle avait dix-neuf ans, pour l’amour du Ciel ! Et pourtant, bien que ce ne fût pas une révélation, il lui était pénible d’en entendre parler.
— Je ne l’ai jamais touchée, jamais.
— Elle n’apprécierait pas du tout si elle savait que je vous parle.
— Bon sang, Zack ! Ma famille est démantelée, j’ai besoin de votre aide !
Zack ricana.
— Ce n’est pas ce que vous disiez, jeudi soir. Vous prétendiez que cette histoire ne me regardait pas, qu’elle ne concernait que votre famille.
— Becky refuse de me parler. Je veux que vous intercédiez en ma faveur.
Zack se leva, comme mû par un ressort.
— Quoi ? Vous n’espérez tout de même pas que je vais essayer de lui faire croire que vous ne lui avez rien fait ? Elle sait très bien à quoi s’en tenir !
— Je peux lui prouver que c’est faux ! C’est pour cela que je suis venu vous voir. J’aimerais que vous veniez avec moi à l’Université.
Zack se hérissa. Kyle savait que ceux qui suivaient les cours des deux autres universités détestaient la façon dont les gens de l’université de Toronto en parlaient comme de l’unique ou de la plus grande université.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Il y a un cours d’expertise médico-légale à l’université de Toronto, expliqua Kyle. Nous avons un détecteur de mensonges. Je connais un type qui y travaille. Il a été témoin expert dans des centaines de cas. Il faut absolument que vous soyez à côté de moi pendant que je passerai au détecteur de mensonges. Vous me poserez toutes les questions que vous voudrez au sujet de Becky, et vous pourrez constater que je dis la vérité. Je n’ai pas fait de mal à Becky. Je n’aurais pas pu lui faire du mal. Vous verrez que je ne mens pas.
— Vous pouvez demander à votre copain de trafiquer le détecteur.