Les rares clients du restaurant les dévisageaient, interloqués. Heather fixa dans les yeux celui qui était le plus proche d’elles jusqu’à ce qu’il détourne le regard et s’intéresse au contenu de son assiette.
— Je peux te prouver que ton père n’a jamais abusé de toi, affirma-t-elle en se tournant vers sa fille. Je peux t’apporter des preuves irréfutables. Tu n’auras plus l’ombre d’un doute, quel que soit le degré de certitude que tu exiges.
Becky resta bouche bée. Elle regardait sa mère avec une expression de profonde incrédulité.
Le serveur choisit ce moment pour venir prendre la commande.
— Bonjour, vous avez…
— Pas maintenant ! aboya Heather.
Le serveur sursauta comme s’il avait été piqué et disparut rapidement.
Becky cligna des paupières.
— Je ne t’ai jamais entendue parler comme ça !
— C’est parce que j’en ai jusque-là de cette putain d’histoire !
Becky était de plus en plus choquée. C’était la première fois qu’elle entendait ce vocabulaire dans la bouche de sa mère.
— Je ne souhaite vraiment à personne de vivre ce que nous vivons en ce moment, haleta Heather.
Elle fit une pause et prit une profonde inspiration.
— Écoute, je suis désolée, mais il faut en finir avec cette histoire, il le faut. Je n’en peux plus, et ton père non plus. Il faut absolument que tu m’accompagnes à mon bureau.
— Qu’est-ce que tu veux faire ? M’hypnotiser pour que je ne croie plus à la vérité ?
— Non, pas du tout.
Elle fit signe au serveur. Pendant qu’il approchait, en marchant sur des œufs, elle conseilla à sa fille :
— Ne bois pas trop. Pendant quelques heures après le déjeuner, tu ne pourras pas aller facilement aux toilettes.
— Qu’est-ce que c’est que cet engin ? s’exclama Becky en entrant dans le bureau de sa mère.
Elle écarquillait les yeux, complètement ahurie. Heather ne put s’empêcher de sourire.
— Ça, ma chérie, c’est ce que les Centaures ont essayé, pendant dix ans, de nous apprendre à construire… Tu vois les petits carreaux qui composent les grands panneaux ? Chacun d’eux représente un message des extraterrestres.
Becky s’approcha de la construction pour l’observer.
— Alors, ce sont eux…
Elle releva la tête et dévisagea Heather.
— Maman, je sais que tout cela a été très pénible pour toi…
Heather ne put retenir un éclat de rire.
— Tu crois que j’ai perdu la boule ? Tu crois que je n’ai pas réussi à déchiffrer les messages, que j’ai passé mon temps à les tourner et à les retourner dans tous les sens et que j’ai fini par construire n’importe quoi ?
— Eh bien, dit Becky avec un geste vers l’hypercube, comme si sa présence rendait toute réponse inutile.
— Ce n’est pas ça du tout, ma chérie. Ce que tu as sous les yeux, c’est vraiment ce que les Centaures avaient l’intention de nous faire réaliser avec leurs messages. Et cette forme… c’est un hypercube déplié.
— Un quoi ?
— L’équivalent d’un cube, mais en quatre dimensions. Les bras se replient, les extrémités se rejoignent, et cet objet devient un spécimen de géométrie dans l’espace, en quatre dimensions.
— Et ça sert à quoi, exactement ? demanda Becky d’un ton dubitatif.
— Cela te transporte dans un univers quadridimensionnel, et te permet de voir en quatre dimensions la réalité qui nous entoure.
Becky restait silencieuse.
— Écoute, reprit Heather, tout ce que tu as à faire, c’est de te glisser à l’intérieur.
— Quoi ! Tu veux que j’entre là-dedans ?
Heather fronça les sourcils.
— Je sais, j’aurais dû le faire plus grand.
— Tu dis bien… tu dis bien que c’est une espèce de machine à remonter le temps et… et qu’elle va me faire voyager pour voir ce que papa a fait ?
— La quatrième dimension, ce n’est pas le temps, expliqua Heather. La quatrième dimension est une direction spatiale, très précisément perpendiculaire aux trois autres.
— Ah !
— Vus en trois dimensions, nous sommes tous des individus, mais vus en quatre dimensions, nous faisons tous partie, en réalité, d’une entité beaucoup plus importante.
— De quoi parles-tu ?
— Je suis en train de t’expliquer comment j’ai pu constater, jusqu’à en avoir la certitude absolue, que ton père n’a jamais abusé de toi. Et si tu veux, tu peux le constater à ton tour.
Becky ne répondit pas.
— Écoute, tout ce que je te dis là, c’est la vérité, reprit Heather. Je vais bientôt annoncer publiquement cette découverte… probablement. Mais je voulais que tu sois la première à le savoir, avant qui que ce soit. Je veux que tu ailles observer l’intérieur de l’esprit d’un autre être humain.
— Tu veux dire… celui de papa ?
— Non, non, ce ne serait pas bien. Je veux que tu ailles explorer l’esprit de ta thérapeute. Je vais t’expliquer comment faire pour le trouver. Je ne crois pas que tu devrais entrer dans l’esprit de ton père, pas sans sa permission en tout cas. Mais cette fichue thérapeute… nous ne lui devons rien, à cette garce.
— Mais, maman, tu ne la connais même pas !
— Oh si, je la connais. Je suis allée la voir.
— Comment ? Ce n’est pas possible, tu ne connais même pas son nom !
— Elle s’appelle Lydia Gurdjieff. Et son cabinet se trouve à Lawrence West, assena Heather.
Becky était abasourdie.
— Sais-tu ce qu’elle a tenté de faire avec moi ? demanda sa mère. Elle a essayé de me faire prendre conscience des abus dont j’aurais soi-disant été victime de la part de mon propre père.
— Mais… mais ton père… ton père…
— Est mort avant ma naissance. Exactement. Pourtant, bien qu’il soit absolument impossible que mon père m’ait violentée, elle m’a affirmé que je montrais tous les signes classiques liés à ce traumatisme. Elle joue un drôle de jeu, crois-moi. J’ai bien failli me persuader que quelqu’un avait abusé de moi. Pas mon père, évidemment, mais un autre parent.
— Je… je n’arrive pas à le croire. Tu es en train d’inventer tout ça ! s’écria Becky en gesticulant dans la direction de l’hypercube. Tu as imaginé tout ça !
— Non, je t’assure. Et tu pourras le constater toi-même. Tu verras de tes propres yeux Lydia Gurdjieff implanter des souvenirs dans ta mémoire à partir de son propre vécu. Je vais t’expliquer comment tu peux obtenir la preuve que tes souvenirs sont faux. Allons, viens, entre dans la construction et…
— La construction ? C’est comme ça que tu l’appelles ? Ce n’est pas le Centauromobile ? lança Becky, partagée entre l’ironie et le désespoir.
Heather parvint à garder un ton neutre.
— Je devrais te présenter à Cheetah, un ami de ton père. Vous avez le même sens de l’humour.
Elle respira à fond.
— Écoute, je suis ta mère, je ne suis pas ton ennemie. Fais-moi confiance : essaie de faire ce que je te dis. Nous ne pourrons pas communiquer quand tu auras les yeux ouverts, à l’intérieur de cet engin, mais si tu les fermes, l’intérieur de la construction réapparaîtra dans ton esprit en quelques secondes. Si tu as besoin d’aide, il te suffira d’appuyer sur le bouton d’arrêt.
Elle le lui indiqua.
— L’hypercube se dépliera, tu pourras ouvrir la porte et je pourrai t’expliquer la marche à suivre ensuite. Ne t’inquiète pas. Quand tu appuieras à nouveau sur le bouton de démarrage, tu te retrouveras exactement à l’endroit où tu te seras arrêtée.
Elle fit une pause.
— Maintenant, je t’en prie, entre là-dedans. Il fait très chaud à l’intérieur. Je ne vais pas te demander d’y aller en culotte et en soutien-gorge, comme moi, mais…