— Je ne voudrais pas te vexer, mais tout ça me fait penser au baragouin New Age, ironisa Kyle.
Heather haussa imperceptiblement les épaules.
— Ta mécanique quantique, c’est du charabia aussi, pour la plupart des gens. Mais c’est la façon dont fonctionne l’univers, rétorqua Heather.
— Voilà qui va passionner les successeurs de Noam Chomsky, reprit-elle après une petite pause. Dans ses Structures syntactiques, Chomsky présente le langage comme un don inné. C’est-à-dire que nous n’apprenons pas à parler de la même façon que nous apprenons à lacer nos chaussures ou à faire du vélo. D’après lui, nous aurions des circuits spéciaux dans le cerveau qui nous permettraient d’acquérir le langage et de le développer sans avoir vraiment conscience de ses règles complexes. Je t’ai entendu dire toi-même, quand tu corriges les travaux de tes étudiants : « Je sais que cette phrase est grammaticalement incorrecte ; je ne peux pas te dire exactement pourquoi, mais je suis sûr qu’elle n’est pas juste. »
Kyle hocha la tête.
— Ouais, j’ai dit ça.
— Donc toi, comme n’importe qui d’ailleurs, tu as vraiment le sens du langage. Mais Chomsky dit que ce sens est quelque chose que tu as déjà à la naissance. Et si tu es né avec, il y a de fortes chances pour que ce soit inscrit dans ton ADN.
— Ça n’est pas idiot.
— Si, c’est idiot ! dit Heather avec conviction. Philip Lieberman a relevé un gros problème avec la théorie de Chomsky. Ce que dit Chomsky, en fait, c’est qu’il existe dans le cerveau une espèce d’« organe » du langage, identique chez tous les êtres humains. Mais c’est impossible. Aucun trait de caractère génétiquement déterminé n’est le même d’un individu à l’autre ; il y a toujours des variantes. L’« organe » du langage devrait montrer la même variabilité que la couleur de la peau et des yeux, la taille, ou le risque d’avoir ou non une maladie de cœur, pour ne donner que quelques exemples.
— Mais pourquoi diable faudrait-il que ce soit ainsi ?
— Ça devrait être ainsi. La génétique l’exige. Tu sais, il y a des gens qui ne digèrent pas certains aliments de la même façon : un diabétique va le faire à sa manière, quelqu’un qui ne tolère pas le lactose digérera différemment. Même les gens que nous considérons en parfaite santé peuvent avoir des approches différentes, utiliser des enzymes différents. Pourtant, au niveau de la société, cela n’a pas d’importance ; la digestion est une fonction tout à fait personnelle ; la façon dont tu digères n’a aucun effet sur ma façon de digérer à moi. Mais le langage doit être partagé, c’est toute sa raison d’être. S’il y avait des variantes dans la façon dont toi et moi nous développons mentalement le langage, nous ne serions pas capables de communiquer.
— Bien sûr que si, nous pourrions. Cheetah utilise plusieurs automatismes de traitement du langage qui ne sont basés sur aucun modèle humain, mais qui sont plutôt des solutions d’ingénierie dues à des recherches systématiques.
— Naturellement, dans le cas d’une quelconque variante mineure qui ne provoque aucune différence importante, la signification peut toujours être transmise. Mais à un niveau plus subtil, nous sommes d’accord là-dessus tous les deux, même si Cheetah risque de ne pas l’être. Quand tu dis : « ce gros ballon jaune », tu fais une construction correcte, alors que « ce jaune gros ballon », tout en restant compréhensible, n’est certainement pas une construction acceptable ; pourtant, aucun de nous n’a jamais appris à l’école que la dimension était plus importante que la couleur. Tous les gens qui parlent le même langage sont d’accord sur chacun des points les plus infimes de la syntaxe et de la structure, sans avoir jamais appris ces choses-là. Et Chomsky dit que chacune des cinq mille langues parlées couramment, sans compter tous les langages qui ont existé dans le passé, suit fondamentalement les mêmes règles. C’est probablement vrai, nous acquérons le langage et le pratiquons avec une telle facilité qu’il doit être inné. Mais il ne peut pas être génétiquement inné, comme le fait remarquer Lieberman, parce que, s’il l’était, cela violerait les lois de la biologie élémentaire, qui tient compte du concept de variation individuelle par lequel elle fonctionne au plan de l’évolution. De plus, le Programme du Génome humain n’a pas réussi à trouver un gène ou une combinaison de gènes portant le code de l’organe du langage supposé par Chomsky. Ce qui m’amène à poser cette question : si le langage est inné, et s’il n’est pas génétique, d’où vient-il ?
— Alors tu penses qu’il vient de ton fameux esprit universel ? Heather haussa les épaules et tendit les bras en avant, les mains ouvertes.
— Ce n’est pas dénué de sens, non ? Et ce n’est pas uniquement le langage qui semble être câblé. Les symboles aussi sont partagés par les individus, et par les cultures. C’est ce que Jung a appelé l’« inconscient collectif ».
— Jung employait certainement une métaphore.
Heather acquiesça.
— Au début, oui. Mais il semble vraiment que notre fonds commun de symboles et d’idées soit très riche. Tu connais Le héros aux mille visages de Joseph Campbell ? J’en parle dans un de mes cours. Les mythologies sont les mêmes, y compris celles de cultures qui ont été isolées les unes des autres. Comment expliques-tu cela ? Simple coïncidence ? Sinon, que proposes-tu ?
— Tu penses encore à l’esprit universel ? Mais, doux Jésus, c’est vraiment faire un grand saut.
— Crois-tu ? On devrait peut-être toujours opter pour la solution la plus simple. Poser un dogme comme principe – l’esprit universel – résout toutes sortes de problèmes de linguistique, de mythologie comparée, de psychologie, et même de parapsychologie. Non seulement c’est une solution simple, mais…
L’horloge sonna le quart d’heure.
— Oh ! s’écria Heather. Excuse-moi, je ne voulais pas parler si longtemps… bon sang, je n’ai plus le temps de t’expliquer maintenant. Nous avons de la visite…
— Qui ?
— Becky.
Kyle se raidit.
— Je ne suis pas très sûr d’avoir envie de la voir !
Il fit une pause.
— Bon sang, tu aurais pu me prévenir !
Heather agita les mains.
— C’est que… je voulais être sûr que tu viendrais. Ne t’inquiète pas, tout ira bien…
Il y eut un petit bruit du côté de la porte d’entrée, qui s’ouvrit bientôt toute grande. Cette fois, Becky n’avait pas sonné. Sa silhouette se découpait, très droite, sur la pénombre du palier.
Debout près de la fenêtre du living, Kyle retenait son souffle.
Becky entra dans la pièce. Elle s’immobilisa et resta quelques instants silencieuse, les yeux rivés sur son père.