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Par la fenêtre ouverte, Kyle entendit un skimmer fendre l’air, un groupe de garçons crier en descendant la rue.

Puis le silence se réinstalla.

Becky fit un pas vers lui.

— Papa !

C’était la première fois depuis un an que Kyle entendait ce mot dans la bouche de sa fille. Ne sachant plus quelle attitude adopter, il demeurait raide et distant.

— Papa, répéta-t-elle. Je suis désolée.

Kyle sentit son cœur bondir dans sa poitrine.

— Je ne t’ai jamais fait de mal.

— Je le sais, je le sais !

Elle se rapprocha un peu de lui.

— Je suis tellement désolée, papa. Je ne voulais pas te blesser.

Kyle craignait d’être trahi par le ton de sa voix. Il gardait encore une bonne dose de colère et de ressentiment.

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda-t-il à voix basse.

Becky regarda sa mère, puis elle fixa la moquette.

— Je… j’ai réalisé que tu étais incapable de faire une chose pareille.

— Tu en étais pourtant bien persuadée.

Kyle cracha ces paroles presque malgré lui.

Becky hocha la tête.

— Je sais, je sais, mais… mais j’ai vu ce que ma thérapeute a fait, les techniques qu’elle a utilisées. Je… je n’aurais jamais cru que les souvenirs pouvaient être fabriqués.

Son regard rencontra brièvement celui de son père avant de se détourner.

— Cette salope, dit Kyle. Elle en a fait, du mal.

Becky jeta un coup d’œil à sa mère. Kyle sentit entre elles une complicité qui l’intrigua.

— Ne nous occupons plus d’elle maintenant, dit Becky. Je t’en prie… ce qui est important, c’est que tout cela soit fini… du moins, tout sera fini si tu me pardonnes.

Ses grands yeux bruns rencontrèrent à nouveau le regard de son père. Kyle avait conscience de l’impassibilité de son visage ; il ne savait comment réagir. Il avait été déchiré, injurié, sa fille l’avait fui, et maintenant, il était censé accepter que tout rentre dans l’ordre, comme ça, d’une seconde à l’autre.

Il attendait certainement autre chose que de simples excuses. Il faudrait probablement des années, voire des décennies, pour que ses blessures guérissent.

Et pourtant…

Et pourtant, il n’avait rien désiré autant que ce moment-là. Il n’avait pas prié, naturellement, mais s’il avait été croyant, il l’aurait fait pour que sa fille se rende compte de son erreur.

— Tu en es sûre maintenant ? demanda-t-il. Tu ne vas pas encore changer d’avis ? Je te préviens, je ne pourrais pas le supporter.

— Non, papa, c’est promis.

Était-ce vraiment terminé ? Ce cauchemar venait-il réellement de prendre fin ? Combien de nuits avait-il passées à rêver de remonter le cours du temps ? Et voilà que sa fille venait de réaliser ce rêve.

Il pensa à ce pauvre Stone qui sortait dans le couloir pour parler à ses étudiantes.

Becky resta encore quelques instants immobile, puis elle se rapprocha de son père. Après une brève hésitation, Kyle la prit dans ses bras. Becky se mit à sangloter sur son épaule.

— Je regrette tellement !

Kyle ne trouvait pas ses mots ; il aurait aimé avoir un interrupteur interne pour éteindre sa colère.

Il la tint un long moment serrée contre lui, ce qui n’était pas arrivé depuis… mon Dieu, depuis son seizième anniversaire ! Il sentit les larmes de Becky sur son épaule. Il hésita – bon Dieu, il allait probablement passer le reste de ses jours à hésiter ! – puis il caressa doucement ses cheveux noirs, qu’elle portait à hauteur des épaules.

Ils restèrent silencieux, sans bouger. Au bout d’un long moment, Becky se redressa et regarda son père.

— Je t’aime, dit-elle doucement en essuyant ses larmes.

Kyle ne savait plus trop ce qu’il éprouvait, mais il prononça néanmoins :

— Moi aussi, je t’aime, Becky.

Elle secoua légèrement la tête.

Kyle hésita une fois de plus, puis il la prit doucement par le menton.

— Qu’y a-t-il ?

— Ne dis pas « Becky »…

Elle lui sourit.

— Pumpkin…

Kyle sentit les larmes lui picoter les yeux. Il serra à nouveau sa fille dans ses bras et répéta, sûr de sa sincérité :

— Moi aussi, je t’aime, Pumpkin.

Chapitre 33

Becky passa deux heures merveilleuses avec ses parents. Mais il fallait qu’elle se décide à rentrer chez elle. Elle habitait dans le centre-ville et elle devait se lever tôt, le lendemain matin, pour ouvrir le magasin.

Quand elle fut partie, Kyle retourna s’asseoir sur le canapé.

Heather l’observa longuement. C’était un homme tellement compliqué, le plus compliqué de tous ceux qu’elle avait connus. Ce qui ne l’empêchait pas d’être fondamentalement bon.

Pas parfait, évidemment. En fait, Heather avait été choquée et déçue par certains aspects de sa personnalité, qu’elle avait découverts en fouillant dans ses souvenirs. Il avait des facettes sombres. Il pouvait être mesquin, égoïste et déplaisant.

Non, l’homme parfait n’existait pas. Mais cela, elle le savait depuis toujours, elle l’avait su avant même de quitter Vegreville pour Toronto. Kyle était à la fois formidable et bourré de défauts – sommets et gouffres –, ce qui correspondait plus ou moins à ce qu’elle s’était toujours imaginé de lui.

Cependant, elle venait de réaliser quelque chose de primordial : elle pouvait l’accepter. Leur relation n’était pas idéale et ne le serait probablement jamais. Mais elle savait tout au fond d’elle qu’elle n’en aurait pas de meilleure avec qui que ce soit d’autre. Et le fait de reconnaître cette évidence était peut-être une définition de l’amour aussi acceptable que n’importe laquelle.

Heather traversa le living et se pencha vers Kyle. Il leva les yeux vers ses yeux bruns qui évoquaient ceux d’un chiot, comme ceux de Becky.

Elle lui tendit la main. Ils traversèrent silencieusement la pièce et montèrent l’escalier de la chambre.

Depuis un an, ils n’avaient plus fait l’amour.

Mais elle ne regrettait pas d’avoir attendu.

Plus tard, alors qu’ils étaient serrés l’un contre l’autre, Heather prononça les seules paroles qui lui paraissaient importantes ce soir-là, après la visite de Becky :

— Bienvenue chez toi.

Le lendemain, mercredi 16 août.

Lorsque Heather rejoignit Kyle au salon, il contemplait le vide, les yeux fixés sur un point blanc au mur, entre une peinture de Robert Bateman et une photographie du désert de l’Arizona par Ansel Adams.

Sur le mur adjacent était accrochée leur photo de mariage, vieille maintenant de près d’un quart de siècle. Heather réalisait tout à coup ce que son mari venait d’endurer. Jusqu’à une date récente, ses cheveux étaient restés du même brun foncé qu’ils étaient le jour de leur mariage, avec seulement quelques minuscules touches de gris, et son grand front était pratiquement dépourvu de rides. Maintenant, des sillons le creusaient en permanence, sa barbe un peu rousse et ses cheveux foncés étaient parsemés de fils argentés.

Physiquement aussi, il paraissait diminué. Il mesurait certainement toujours un mètre soixante-dix-sept, mais il se tenait courbé, recroquevillé sur lui-même. Et puis, il avait repris de l’estomac… il avait lutté si fort pour le perdre après son attaque cardiaque ! Il n’atteignait pas les proportions qu’il avait pu avoir, mais Heather voyait bien que Kyle s’était laissé aller. Elle avait espéré qu’il allait sortir de ce malaise maintenant qu’il avait fait la paix avec Becky. Pourtant, malgré le bonheur de la nuit passée, il paraissait toujours aussi mal dans sa peau.