Heather s’avança vers lui. Il lui jeta un bref coup d’œil.
— Il faut l’empêcher de faire ça, déclara-t-il de mauvaise humeur.
— Qui donc ?
— La thérapeute.
— Gurdjieff ?
— Oui. Il faut absolument l’empêcher de sévir.
Kyle regarda Heather bien en face.
— Elle peut agir de la même façon avec quelqu’un d’autre, détruire une autre famille.
Heather s’assit près de lui sur le canapé.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Il faut la faire expulser de l’ordre des médecins.
— Mais elle n’est pas psychiatre, ni psychologue. Elle ne prétend même pas être thérapeute. C’est Becky qui l’a appelée ainsi. Elle se considère plutôt comme une conseillère et, dans l’Ontario, tu n’es pas inscrit à l’ordre des médecins quand tu es une simple conseillère.
— Alors, il faut lui faire un procès. L’attaquer pour pratique abusive. Il faut s’assurer qu’elle ne fera plus jamais d’autres victimes.
Heather ne savait trop que répondre. Elle s’était acharnée à comprendre les ramifications de sa découverte ; sûrement, une fois qu’elle serait révélée publiquement, quand la race humaine entière aurait accès à l’espace psychique, il ne serait plus possible qu’une personne malhonnête comme Lydia Gurdjieff puisse encore exercer son influence néfaste autour d’elle. Le problème se résoudrait de lui-même.
— Je comprends ce que tu veux dire, déclara-t-elle, mais ce serait peut-être préférable de l’oublier.
— Mais c’est impossible ! s’écria Kyle.
Heather parla d’une voix douce.
— Le principal, c’est que Becky t’ait…
Elle se mordit la lèvre. Elle avait failli dire : « t’ait pardonné », comme s’il y avait eu quoi que ce soit à pardonner. Kyle devait avoir raison, les stigmates étaient sans doute indélébiles. S’il y avait quelqu’un dont Heather fût convaincue de l’innocence, c’était bien Kyle, et pourtant, sans réfléchir, pendant un bref instant, son inconscient lui avait fait commencer une phrase suggérant qu’il était coupable.
Kyle soupira.
— Je veux dire, elle comprend maintenant qu’il n’y a rien eu, dit Heather, essayant de calmer la blessure morale qu’elle venait de lui infliger. Elle sait que tu ne l’as jamais touchée.
Kyle resta un long moment silencieux. Heather regardait ses épaules arrondies se soulever chaque fois qu’il respirait.
— Ce n’est pas Becky dit-il enfin.
Heather eut l’impression que son cœur se décrochait. Elle avait vraiment fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’aider, mais visiblement cela n’avait pas été suffisant. De nombreux couples ne résistaient pas à une telle crise, elle le savait.
Elle voulut lui dire qu’elle était désolée, mais Kyle parla avant elle.
— Ce n’est pas Becky. C’est Mary.
Les yeux de Heather s’agrandirent.
— Mary ? répéta-t-elle.
Elle prononçait si rarement ce nom à voix haute qu’il lui parut presque étranger.
— Qu’y a-t-il ?
— Elle pense que j’ai abusé d’elle.
Temps présent, impossibilité d’accepter l’évidence. Heather retrouva les mots qu’elle avait eu l’intention de dire :
— Je suis désolée.
— Elle ne connaîtra jamais la vérité, ajouta Kyle.
À sa grande surprise, Heather parla comme si elle était croyante.
— Elle la connaît, dit-elle.
Kyle grommela et laissa errer son regard sur le parquet. Ils gardèrent le silence pendant plusieurs secondes.
— Je sais que je ne lui ai rien fait, dit Kyle. Mais…
Il s’interrompit. Heather lui jeta un regard plein d’attente.
— Mais, continua-t-il, elle pense que je l’ai fait. Et elle est partie dans la tombe…
Il s’arrêta, soit parce qu’il butait sur le mot, soit parce qu’il réfléchissait sur la relation de ce dernier avec son propre nom de famille(2).
— … en croyant que son père était un monstre, ajouta-t-il.
Il releva la tête et regarda Heather, les yeux humides.
Heather s’enfonça dans le canapé. Elle réfléchissait à toute vitesse.
Cette histoire était censée être terminée, bon sang. Censée être terminée !
Elle examina le plafond. Les murs étaient beiges, mais le plafond était d’un blanc pur, d’une texture un peu grossière. Des petits points se devinaient à travers la peinture.
— Il doit bien y avoir un moyen, déclara-t-elle fermement.
Kyle ne répondit pas tout de suite.
— Lequel ? finit-il par demander, dubitatif.
Heather chassa bruyamment l’air de ses poumons.
— Je suis sûre qu’il y a un moyen, reprit-elle. Ça ne te permettra pas de parler à Mary, bien sûr. Mais tu pourras peut-être faire la paix avec elle.
Elle s’interrompit.
— Et cela te permettra également de comprendre pourquoi nous n’avons pas à intervenir au sujet de Gurdjieff.
Les yeux de Kyle s’arrondirent de stupeur.
— Quel moyen ?
Heather détourna son regard. Elle cherchait l’explication la plus convaincante.
— De toute façon, j’allais t’en parler bientôt, commença-t-elle.
Elle ressentait le besoin d’assurer sa défense dès le début.
— Vraiment, j’allais le faire, insista-t-elle.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Depuis plusieurs jours, elle se bagarrait avec cette question, ne sachant comment s’y prendre, ou se demandant tout simplement si elle allait enfin révéler sa découverte. D’accord, elle avait mis Becky au courant, mais à la condition expresse que sa fille garde le secret. Heather n’était vraiment pas fière de la façon dont elle avait agi. Évidemment, il était question d’une découverte scientifique sans égale, et cela faisait partie des vérités fondamentales qui devaient être partagées par l’humanité tout entière. Mais c’était une découverte tellement démesurée ! Comment était-on supposé réagir ? Comment pouvait-on affronter une révélation de cette ampleur ?
Heather se tourna vers Kyle. Il continuait à la regarder d’un air perplexe.
— J’ai compris ce que signifiaient les messages, annonça-t-elle doucement.
Les yeux de Kyle s’arrondirent un peu plus. Heather leva une main.
— Pas tout, tu comprends… mais suffisamment.
— Suffisamment pour quoi ?
— Pour construire la machine.
— Quelle machine ?
Elle entrouvrit la bouche, soupira, et sentit ses joues se gonfler.
— Une machine pour accéder… à l’esprit universel.
Kyle hocha la tête, abasourdi.
— Les extraterrestres… c’est ce qu’ils tentaient de nous dire. L’individualité est une illusion ; nous faisons tous partie d’un grand tout.
— Théoriquement, hasarda Kyle.
— Non, non. En réalité. C’est la vérité, toutes les théories que nous avons évoquées hier sont vraies. Je les tiens… je les tiens pour des faits véridiques. Les messages représentaient une espèce de plan pour fabriquer un engin en quatre dimensions qui…
— … qui quoi ?
Heather ferma les yeux et respira à fond.
— Qui permet à un individu de se brancher dans l’inconscient collectif humain, dans l’esprit universel, littéralement partagé par l’humanité tout entière.
Kyle eut un rictus, mélange de sourire incrédule et d’admiration. Il se tut pendant quelques secondes. Puis il demanda :
— Comment as-tu pu construire cette machine ?
— Je me suis fait aider, naturellement… par un ami de l’ingénierie mécanique.
— Et ça fonctionne ?
Heather acquiesça d’un hochement de tête.