— Ça fonctionne.
Kyle retomba dans le silence.
— Et tu… qu’est-ce que tu as fait ? Tu t’es connectée avec l’esprit universel ? reprit-il enfin.
— Plus que ça. J’ai voyagé à l’intérieur.
— Voyagé, répéta Kyle, comme s’il ne pouvait comprendre le mot dans ce contexte.
Heather hocha à nouveau la tête.
Kyle réfléchit quelques instants. Puis :
— Nous avons vécu une période difficile. Je n’avais pas… je suis désolé, chérie, je n’avais pas réalisé le poids que tout cela représentait pour toi.
Heather ne put s’empêcher de sourire. Tel père telle fille.
— Tu ne me crois pas.
— Eh bien, je…
Le sourire de Heather s’évanouit. Elle se serait battue de n’avoir pas pensé à apporter la bande vidéo sur laquelle était filmé l’hypercube en train de se replier.
— Je te montrerai, pas plus tard qu’aujourd’hui. L’équipement est dans mon bureau, à l’Université.
— Qui d’autre est au courant ?
— Il n’y a que Becky.
Kyle ne paraissait pas plus convaincu pour autant.
— Je sais que j’aurais dû t’en parler avant. J’étais sur le point de le faire. Je crois vraiment que j’ai failli te le dire la nuit dernière. Mais… ça ne ressemble à rien que tu puisses imaginer. Cette technologie va tout changer. L’intimité va cesser d’exister.
— Comment ça ?
— Je peux accéder à n’importe qui, trouver ses souvenirs, sa personnalité, les archives de ce qu’il est. Je…
— Oui ?
Elle baissa les yeux.
— Je me suis connectée avec ton esprit, j’ai feuilleté tes souvenirs.
Kyle s’éloigna légèrement d’elle sur le canapé.
— Ce… ce n’est pas possible.
Heather referma les yeux, essayant de repousser la vague de honte qui la submergeait.
— Tu achètes des hot-dogs avec des oignons grillés dans St. George Street.
Les yeux de Kyle s’élargirent démesurément.
— Il y a une étudiante qui s’appelle Cassie à ton cours d’été. Tu l’as traitée de « belle gosse », intérieurement. « Gosse », c’est exactement le mot auquel tu as pensé. Tu trahis ton âge, tu sais, l’expression à la mode, c’est « nova », je crois. C’est comme ça que les jeunes disent : « C’est une vraie nova. »
— Tu m’as espionné !
Heather secoua la tête.
— Pas espionné, du moins pas de l’extérieur.
— Mais…
— Tu penses que j’ai les cuisses ridées ! C’est une autre citation directe… J’espère que tu es un gentleman et que tu ne l’as dit à personne…
Kyle la regardait, halluciné.
— Cette technologie fonctionne, poursuivit-elle. Tu comprends pourquoi je l’ai gardée secrète, du moins pour l’instant. Ton code PIN, celui de n’importe qui, la combinaison de n’importe quel verrouillage, ton mot de passe, on peut tout pêcher dans ton cerveau, ou dans celui de n’importe qui, avec cette trouvaille. Il n’y a plus aucun secret.
— Et tu as fouillé dans mon esprit sans me le dire ? Sans ma permission ?
Heather baissa les yeux.
— Je te demande pardon.
— C’est incroyable. C’est vraiment trop !
— Tout n’est pas négatif, reprit Heather. J’ai pu avoir la preuve que tu n’avais rien fait à Mary ni à Becky.
— En avoir la preuve ?
La voix de Kyle était devenue cinglante.
— Si je comprends bien, tu ne me croyais pas ? Tu ne me faisais pas confiance ?
— Je regrette sincèrement, mais comprends-moi… c’était pour nos filles. Je ne pouvais pas choisir entre elles et toi. Je devais savoir, savoir avec certitude, avant de recoller les morceaux de ma famille.
— Doux Jésus ! Doux Jésus !
— Je regrette, je regrette vraiment, répéta Heather.
— Comment as-tu pu me cacher ça ? Mais comment diable as-tu pu me cacher ça ?
Heather sentit la colère monter en elle. Elle allait rétorquer :
« Comment peux-tu me cacher tes fantasmes sexuels ? M’as-tu jamais parlé de la haine que tu éprouves pour ma mère ? Est-ce que tu m’as parlé de ta réaction par rapport au fait que je ne suis toujours pas titularisée, et que ma contribution financière est moins importante que la tienne ? Est-ce que tu m’as révélé tes sentiments par rapport à Dieu ? »
» Comment as-tu pu avoir tant de secrets pour moi, d’une année à l’autre, d’une décennie à l’autre, un quart de siècle de cachotteries ? Des petites cachotteries, bien sûr, mais qui se sont accumulées, comme un mur érigé entre nous, brique après brique, mensonge après mensonge, omission après omission.
» Comment as-tu pu garder tout cela caché ? »
Heather ravala ses ressentiments et se recomposa une attitude. Elle laissa échapper de sa gorge sèche un petit rire sans joie. Tout ce à quoi elle venait de penser, sa propre colère, ses propres sentiments refoulés, tout cela serait bientôt mis à nu devant lui. C’était inévitable, elle n’avait aucun moyen d’y échapper, il n’y avait aucune chance qu’il puisse résister à la tentation. Cette tentation, il s’empresserait sans doute d’en revendiquer le droit, juste retour des choses, dès qu’il aurait pénétré dans la construction.
Elle haussa légèrement les épaules.
— Je suis vraiment navrée.
Il se déplaça encore sur le canapé, comme pour se lever.
— Mais tu ne vois donc pas ? reprit-elle, tu ne comprends pas ? Ce n’est pas uniquement à ton esprit, à mon esprit, que tu peux accéder. C’est à tous les esprits, y compris peut-être à ceux qui ne sont plus actifs.
Elle s’approcha de lui et lui prit la main. Ses doigts restèrent immobiles.
— Je n’ai pas encore essayé, mais pourquoi cela ne fonctionnerait-il pas ? Tu vas certainement pouvoir contacter l’esprit de Mary, ou du moins ses archives, ses souvenirs sauvegardés.
Elle pressa sa main et la secoua légèrement en espérant une réponse.
— Tu pourras peut-être faire la paix avec elle. Je pense que c’est possible, réellement.
Kyle haussa les sourcils.
— Je sais que ce n’est pas encore fini, dit Heather. Mais cela peut l’être bientôt, très bientôt. Nous allons pouvoir tout mettre à plat, exorciser tous les démons, repousser tous les moments impossibles.
— Et que va-t-il se passer ensuite ? demanda Kyle.
Heather ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa. Elle venait de réaliser qu’elle n’en avait pas la moindre idée.
Chapitre 34
Dès qu’ils entrèrent dans le bureau de Heather, le problème leur sauta aux yeux : Kyle était beaucoup trop grand pour pouvoir pénétrer dans la construction.
— Bonté divine ! fit Heather. J’ai bien peur qu’il ne faille en fabriquer une autre.
Elle haussa les épaules, comme pour s’excuser.
— Combien de temps cela prendra-t-il ? demanda Kyle.
— Quelques jours. Je vais appeler Paul…
— Paul ? Qui est-ce ?
Heather fit une pause. Il lui aurait suffi de répondre qu’il s’agissait d’un collègue du Département d’Ingénierie mécanique, et pourtant…
Pourtant c’était plus que ça. Et c’était vraiment inutile de continuer à le cacher à Kyle, ou à qui que ce soit.
— Tu l’as déjà rencontré, dit-elle, encore un peu hésitante. Au comité du Gotlieb Centre.
— Je ne me souviens pas de lui.
— Il se souvient de toi.
Kyle ne fit pas de commentaire, mais Heather savait, grâce au contact qu’elle venait d’avoir avec son esprit, qu’il détestait ce genre de situations. Avec son apparence peu commune – une barbe tirant sur le roux, des cheveux noirs, un nez romain –, il n’était pas du genre qu’on oublie, ce qui, généralement, le rendait mal à l’aise.