Tout allait être là, étalé à nu sous ses yeux. Toute la personnalité de sa femme, et ses pensées les plus intimes. La perspective de Heather. Son point de vue.
Il se concentra sur elle, défocalisa son regard, et essaya de l’amener à l’avant tandis qu’il glissait vers l’arrière-plan. Et… Mon Dieu !
Dieu du ciel !
Kyle était trop jeune pour avoir vu la version cinématographique initiale de 2001 : Odyssée de l’Espace ; la première fois qu’il avait vu le film, c’était en vidéo, et il n’avait absolument pas été impressionné. Mais en 1997, il avait vingt-cinq ans, une galerie d’art de l’Ontario avait projeté une pellicule restaurée sur un écran géant. C’était le jour et la nuit : d’un côté, le film qu’il croyait connaître et, de l’autre, le véritable film, plus grand, plus riche, plus complexe, plus coloré, qui l’avait complètement subjugué.
L’ultime voyage.
C’était la même chose. La Heather qu’il avait connue, poussée à l’extrême, en couleurs vibrantes qu’il n’avait même jamais imaginées, en stéréophonie, le siège tremblant sous lui.
Heather, dans toute sa merveilleuse complexité. Sa grande intelligence.
Toutes ses émotions, incroyablement vivaces. La jeune fille dont il était tombé amoureux.
La femme qu’il avait épousée.
Il ouvrit et ferma les yeux assez lentement pour que l’intérieur de la construction apparaisse et disparaisse en un clin d’œil. Et il réalisa soudain ce qu’il était en train de faire.
Il clignait des yeux pour refouler ses larmes.
Comme s’il était en proie à une émotion provoquée par une œuvre d’art sublime.
Sous le choc de la magnificence de sa femme.
Ils étaient mariés depuis vingt-deux ans. Et il fut frappé, à en perdre le souffle, de voir qu’il la connaissait si peu en réalité, et qu’il avait encore tant d’aspects à découvrir en elle.
Heather avait dit qu’elle l’aimait, et il la croyait, il la croyait de tout son cœur et de toute son âme. Et il fut émerveillé par le fait qu’une entité aussi complexe qu’un être humain puisse en aimer un autre.
Il sut en une fraction de seconde qu’il pourrait passer le restant de ses jours à apprendre à la connaître vraiment, que les quelques décennies, quel qu’en soit le nombre, qui lui restaient à vivre ne lui suffiraient jamais pour sonder en profondeur le mystère de l’esprit d’un de ses semblables.
Il s’était mis en colère quand il avait su que Heather l’avait examiné sans sa permission. Mais désormais, ce sentiment s’évaporait comme la rosée du matin. Il n’y avait aucune raison d’être en colère, il ne s’agissait pas d’une intrusion. Pas de sa part à elle. Il s’agissait plutôt d’intimité, c’était un rapprochement qui transcendait tout ce qu’ils avaient jamais vécu auparavant.
Il fallait qu’il y retourne, qu’il passe des heures, des jours, des années, à explorer son esprit, un esprit plus calme, moins agressif, plus raisonnable, plus intuitif que le sien, un esprit…
Non.
Non, il n’était pas venu pour cela. Pas cette fois-ci. Il devait d’abord s’occuper d’autre chose.
Il continua de feuilleter l’esprit de Heather, le temps de trouver un souvenir de Mary. Et il recommença la transformation de Necker.
Mais rien ne se produisit dans ce nouvel emplacement. Absolument rien. Seuls régnaient l’obscurité, le silence.
Kyle se mit à penser aux études de Mary au lycée ; elle avait été major de sa promotion. Une pensée similaire de Mary apparut presque au même instant. Les souvenirs de sa fille se trouvaient là, les archives de ce qu’elle avait été existaient bien, mais c’était tout. Il n’y avait aucun contact en temps réel.
Kyle se dégagea, puis, avec un gros effort de volonté, il opéra une réintégration et se retrouva en face du grand mur d’hexagones.
Celui qui se trouvait directement en face de lui était sombre.
Mort.
Kyle avait vu le corps de Mary gisant sur le carrelage de la salle de bains. Pâle, vidé de son sang, blanc cireux.
Il avait été incapable d’accepter sa mort. Et la vision de son corps sans vie étalé sur les carreaux glacés ne lui avait pas permis de l’accepter davantage.
Mais maintenant.
Elle était là. Morte. Mémoire passive. Enregistrée. Une partie des archives de l’humanité.
Il comprit qu’il ne pourrait pas lui parler. Il n’y avait aucun moyen de dialoguer avec Mary, aucun moyen de lui dire que ce qu’elle croyait s’être produit n’avait jamais eu lieu.
Oui, bien sûr, il pouvait accéder à ses souvenirs, chercher dans son passé.
Mais il lui était impossible de communiquer avec elle.
Quand il s’était recroquevillé sur sa tombe, il avait eu l’impression que, d’une façon ou d’une autre, il allait réussir à lui parler, que ses paroles lui parviendraient. Il avait voulu lui demander pardon, non pas pour un agissement quelconque qu’il n’aurait pas dû avoir, mais parce qu’il avait été incapable de la protéger de ce prédateur de thérapeute, et parce que lui, son père, lui avait fait défaut au moment où elle avait eu l’immense besoin qu’il la soutienne.
Mais même s’il avait parlé à voix haute sur sa tombe, elle n’aurait pas pu l’entendre. Les autres hexagones l’observaient, comme des yeux, mais celui-ci était si noir, d’un noir abyssal, qu’aucun doute ne pouvait subsister.
Elle était partie, complètement, irrémédiablement.
Il n’avait aucune possibilité de faire amende honorable.
Et cependant…
Cependant, cette constatation ne l’affecta pas autant qu’il aurait pu le craindre. Au contraire, il éprouva un intense soulagement, un sentiment de libération.
Pendant si longtemps, dans les sombres recoins de sa pensée, malgré son athéisme, il avait pensé que, quelque part, elle était encore consciente et qu’elle continuait à souffrir.
À le haïr.
Mais c’était faux. Dans tous les sens du terme, Mary n’était plus. Elle n’existait plus. Pourtant, ce n’était pas fini.
Pas encore, pas tout à fait.
Kyle avait pleuré quand sa fille était morte.
Il avait pleuré de colère, furieux qu’elle ait pu commettre cet acte.
Il avait pleuré d’indignation, incapable de comprendre.
Mais il n’avait pas pleuré pour elle.
Et soudain, ses yeux se gonflèrent de larmes qui se mirent à couler.
Maintenant, c’était pour elle qu’il pleurait, uniquement pour elle. Pour la tristesse d’une vie si belle brutalement interrompue, pour tout ce qu’elle avait été, et pour tout ce qu’elle aurait pu devenir, et qu’elle ne serait jamais.
Il pleurait tant que ses yeux se fermaient sans arrêt, et la construction réapparut dans son esprit.
Mais il n’avait pas encore terminé.
Il comprenait enfin pourquoi Heather l’avait amené ici, et ce qu’il avait à y faire.
Il s’essuya les yeux avant de les rouvrir.
L’espace psychique se reforma autour de lui, l’hexagone noir qui avait été Mary toujours situé en face de lui.
Il respira profondément et expulsa l’air de ses poumons. Il sentit toute son émotion contenue s’échapper en même temps.
Puis il prononça doucement un seul mot, qui vint du fond du cœur.
— Adieu.
Il le laissa résonner dans son esprit pendant quelques instants. Ensuite, il ferma une nouvelle fois les yeux et, enfin prêt à retourner dans le monde des vivants, il se pencha en avant et pressa le bouton d’arrêt.
Chapitre 35
Kyle repoussa la porte cubique. Apparemment, Heather était restée tout près car il sentit qu’elle retirait aussitôt la porte de l’extérieur.