— Je peux passer le test ailleurs si vous vous méfiez. Choisissez vous-même le laboratoire. Je paierai. Ensuite, quand vous connaîtrez la vérité, vous accepterez peut-être de m’aider à retrouver Becky ?
— Un mythomane pathologique peut battre un détecteur de mensonges ! assena Zack sans sourciller.
Kyle devint cramoisi. Il bondit et empoigna le jeune homme par son tee-shirt. Mais il recula aussitôt en écartant les bras, les mains ouvertes dans un geste de regret.
— Désolé, je suis désolé…
Il tenta de retrouver son calme.
— Je vous l’ai dit, je suis innocent. Pourquoi m’empêchez-vous de vous le prouver ?
Zack était devenu écarlate à son tour. Il venait de recevoir une bonne décharge d’adrénaline en voyant Kyle fondre sur lui.
— Inutile de faire ce test, déclara-t-il d’une voix enrouée. Becky m’a raconté comment vous avez agi avec elle. Elle ne l’a pas inventé, et elle ne ment jamais.
« Bien sûr que si ! pensa Kyle. Tout le monde ment, sans arrêt ! »
— Mais je suis innocent de ce dont elle m’accuse ! plaida-t-il encore désespérément.
Zack secoua la tête.
— Vous ne connaissez pas les problèmes de Becky. Elle commence à aller mieux, maintenant. Elle a pleuré pendant des heures quand on est partis de chez vous, jeudi. Mais ce matin, elle se sentait beaucoup mieux.
— Voyons, Zack, vous savez que Becky et moi ne vivons plus sous le même toit depuis près d’un an. Si j’avais fait ce dont elle m’accuse, elle serait certainement partie bien plus tôt, ou, du moins, elle m’aurait dit quelque chose en quittant la maison. Pourquoi diable…
— Vous croyez que c’est un sujet facile à aborder ? Son psy a dit…
— Elle va voir un psychanalyste ? Mais pourquoi ?
Zack fit une grimace. Pour lui, la réponse était évidente.
Kyle était accablé. Sa propre fille suivait une psychothérapie, et il n’était même pas au courant !
— Comment s’appelle son médecin ? Si je ne réussis pas à vous convaincre, je le convaincrai peut-être, lui !
— Je n’en sais rien…
— Vous mentez.
Cette accusation ne fit qu’accroître la détermination de Zack.
— Non, je n’en sais rien.
— Comment l’a-t-elle trouvé, ce toubib ?
Zack haussa les épaules.
— C’est celui que sa sœur allait voir.
— Mary ?
Kyle se sentit chanceler et s’appuya contre son bureau. Il envoya valdinguer un beignet à moitié grignoté qui traînait au bord sur une serviette en papier.
— Mary a suivi une thérapie, elle aussi ? demanda-t-il d’une voix blanche.
— Évidemment. C’est normal, après ce que vous lui aviez fait !
— Je n’ai absolument rien fait à Mary, ni à Becky ! hurla Kyle, défiguré par la fureur.
— Qui est-ce qui ment, maintenant ?
— Je ne mens pas !
Il s’interrompit pour tenter de retrouver son calme.
— Bon sang, Zack. C’est insensé ! Vous marchez avec elle dans cette histoire. Vous allez me poursuivre en justice tous les deux, si je comprends bien !
— Becky ne veut pas de votre argent, dit Zack, méprisant. Elle ne recherche que la paix. Elle ne cherche qu’à conclure.
— À quoi ?… Qu’est-ce que c’est que ce putain de mot, conclure… ? C’est son thérapeute qui le lui a mis dans la tête ?
Zack se leva.
— Rentrez chez vous, monsieur Graves, et allez voir un psychothérapeute, vous aussi. C’est un bon conseil !
Kyle sortit en trombe du bureau, et se retrouva dans la chaleur infernale d’un jour d’été.
Chapitre 4
Kyle se rappelait le jour où il avait appris que Heather attendait Mary, leur premier enfant.
Il avait eu un choc. Ils partageaient depuis près d’un an un appartement à St. Jameston, en compagnie de quelques colonies de cafards. Kyle était en seconde année d’informatique et Heather venait d’entamer un cycle de psychologie, ils s’aimaient et voulaient continuer à vivre ensemble, mais ils savaient tous les deux qu’ils seraient obligés de passer leur doctorat ailleurs qu’à l’université de Toronto, bien que ce fût une excellente université, surnommée la « Harvard du Nord ». En effet, ce serait un plus, aux yeux de leurs futurs employeurs, qu’ils n’aient pas poursuivi les trois cycles dans la même institution.
Et voilà que Heather était enceinte.
Ils étaient tout à coup acculés à prendre des décisions graves.
Ils avaient pensé à l’avortement. Ils voulaient avoir des enfants, mais cette grossesse n’était vraiment pas prévue.
Cependant… y aurait-il vraiment un moment plus propice ? Sûrement pas quand ils termineraient leur maîtrise. Encore moins quand ils prépareraient leur doctorat.
Et puis, les salaires des professeurs auxiliaires étaient catastrophiques. Heather savait déjà qu’elle voulait être fonctionnaire. Quant à Kyle, qui ne supportait pas l’idée de travailler dans un état de stress permanent, il envisageait la même situation qu’elle, plutôt que le secteur de l’informatique commerciale, où l’on subissait une pression constante.
Et de toute façon ils ne seraient pas vraiment en sécurité avant que l’un des deux, au moins, ne touche un salaire.
Et à ce moment-là…
À ce moment-là, plus d’une décennie se serait écoulée, et Heather aurait atteint l’âge où une première grossesse deviendrait risquée.
Il fallait choisir. Ils étaient à un tournant de leur vie où une décision s’imposait entre une direction à prendre ou une autre. Ils avaient fini par choisir de garder l’enfant. Une multitude de couples d’étudiants se trouvaient dans la même situation. Ce serait difficile sur le plan financier, et leur emploi du temps serait encore plus serré. Mais cela valait la peine. Ils en étaient convaincus. Kyle se souvenait parfaitement du cours qu’il suivait quand Heather lui avait annoncé la nouvelle. En un sens, la situation lui avait paru parfaitement appropriée à ce que venait de dire son professeur, M. Papineau, devant la douzaine d’étudiants du séminaire qui venaient d’entreprendre un long voyage à travers la science informatique.
— Imaginez que vous vivez juste au nord de Queen’s Park et que vous travaillez au sud. Supposez maintenant que vous vous rendez à votre travail à pied. Chaque matin, vous êtes confrontés au même choix. En effet, vous ne pouvez pas passer au milieu, où se trouve le Parlement. Vous allez me dire que nous sommes parfois nombreux à avoir envie de traverser cette belle institution à bord d’un tank… mais je fais une digression.
Les étudiants avaient éclaté de rire. Papineau était un professeur merveilleux. Quinze ans plus tard, Kyle était allé à la soirée qu’il avait donnée pour son départ à la retraite. C’était la dernière fois qu’il devait le voir.
— Donc, avait repris Papineau après que les élèves eurent retrouvé leur sérieux, vous êtes obligés de contourner le bâtiment, soit par l’est, soit par l’ouest. La distance étant pratiquement la même en passant d’un côté ou de l’autre, vous partez de chez vous à la même heure, et vous arrivez au travail à la même heure, quel que soit le trajet que vous avez choisi. Alors, quel chemin allez-vous prendre ? Vous, Kyle, lequel choisiriez-vous ?
Kyle se frotta le menton. Il portait déjà la barbe à cette époque. Maintenant, elle était rousse, bien que ses cheveux fussent noirs. Mais en ce temps-là, sa barbe n’était pas soignée, il ne la brossait jamais, il ne se rasait jamais le cou non plus. Aujourd’hui, quand il y pensait, cela le mettait mal à l’aise.
— Par l’ouest ! avait-il répondu nonchalamment, en haussant légèrement les épaules pour montrer que c’était un choix tout à fait arbitraire.