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Kyle n’avait pas passé beaucoup de temps dans les sombres archives de l’esprit de Mary, et Heather n’avait encore touché aucun hexagone noir. Mais maintenant, le moment était venu.

En réalité, dans ce cas-là, elle n’avait pas à chercher l’hexagone. Tout ce qu’elle avait à faire était de pénétrer elle-même, la transformation de Necker étant facile à réaliser à partir de l’hexagone qu’elle avait identifié comme étant celui de Kyle ; puis il lui suffisait, d’après ses propres souvenirs, d’évoquer une image concrète du but qu’elle recherchait, et d’opérer à nouveau la transformation de Necker en elle.

Josh Huneker.

Mort depuis vingt-trois ans.

Il n’avait jamais hanté ses pensées. Elle n’avait pratiquement jamais évoqué son souvenir pendant tout ce temps, malgré l’influence déterminante qu’il avait exercée au moins une fois dans sa vie. Après tout, c’était lui qui lui avait fait découvrir les aspects fascinants du SETI ; sans sa relation avec Josh, elle ne serait pas là aujourd’hui.

Mais elle était là. Et s’il y avait eu un message extraterrestre plus ancien, un message qu’elle n’avait jamais vu, que personne n’avait jamais vu, elle devait le savoir.

Il n’était plus nécessaire d’avoir un ordinateur quantique pour trouver le code de Huneker, ou de qui que ce soit d’autre. L’intimité, même l’intimité de la tombe, n’existait plus.

Elle opéra les transformations et se glissa dans l’esprit de Huneker.

C’était complètement différent de ceux qu’elle avait explorés précédemment. Celui-là était mort, froid comme la pierre, dépourvu d’images actives, de pensées actives. Heather avait l’impression de dériver dans une nuit sans lune et sans étoiles, sur une mer silencieuse composée de l’encre la plus noire.

Mais les archives étaient présentes. Ce que Josh avait été, ce qui l’avait torturé, tout était entreposé là.

Elle se revit quand elle était jeune. Plus mince et, sinon vraiment jolie, du moins habitée par une ardeur qui pouvait tenir lieu de cet avantage.

Et au bout de quelques instants, le déclic se produisit.

Elle se vit comme il l’avait vue pendant toutes ces années, il y avait si longtemps : sa peau douce, ses cheveux courts, coiffés à la punk puis teints en blond ; l’oreille gauche percée de trois petits anneaux d’argent – encore une expérience faite à Toronto.

Il ne l’avait pas aimée.

Elle n’en était pas franchement surprise. Il était étudiant, il était beau, elle s’était plus ou moins jetée à son cou. Il avait éprouvé quelque chose pour elle, une attirance sexuelle. Et pourtant, il pensait déjà s’être engagé dans un mode de vie différent.

Il était perdu, déchiré.

Il avait décidé de se tuer. Naturellement, c’était prémédité. Il avait bien fallu qu’il pense à apporter l’arsenic.

Et comme son idole Alan Turing, il avait mordu dans une pomme empoisonnée. Il avait goûté à la connaissance interdite.

Elle ne s’était jamais doutée de la souffrance qu’il avait endurée en se demandant quelle décision il devait prendre, par rapport à elle autant que par rapport à lui.

Elle ne pouvait pas lui dire adieu. Il n’y avait personne à qui dire adieu. L’événement survenu tant d’années auparavant, quel qu’il fût, était immuable. Et terminé.

Mais elle n’était pas encore prête à s’extraire de son esprit.

Elle n’était jamais allée à l’observatoire radio d’Algonquin, fermé depuis près d’un quart de siècle maintenant. Elle dut faire plusieurs tentatives pour se connecter avec les souvenirs que Josh avait gardés de ce lieu, se déplaçant obliquement des souvenirs qu’il avait d’elle en direction de ce bout du monde où il était resté isolé dans un douloureux repli sur lui-même, derrière une porte barricadée par la neige. Mais elle finit par réussir.

C’était incroyable, mais il y avait bien eu un message extraterrestre.

Il formait un pictogramme de Drake ; si les théories de Chomsky avaient une validité par-delà les frontières des espèces, la seule structure syntactique commune à toutes les races qui communiquaient par radio était représentée sous la forme d’une grille composée d’un nombre premier de colonnes et d’un nombre premier de rangées.

Comme toujours, il y avait deux interprétations possibles, mais là, du moins, la réponse correcte était évidente, un cadre d’une largeur d’un pixel étant dessiné sur la page de sortie.

Le cadre traversait la page verticalement en trois points, divisant le message en quatre panneaux, ce qui le faisait ressembler à une bande dessinée. Pendant une fraction de seconde, Heather se dit que Kyle avait peut-être raison, ce devait être une blague interstellaire.

Au début, Heather craignit qu’il n’y eût pas moyen de savoir dans quel ordre les panneaux se présentaient, de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas ou de bas en haut. Mais en les étudiant de plus près, la réponse lui sauta aux yeux ; une bordure du cadre était interrompue par-ci, par-là. Au-dessus du panneau le plus à droite se trouvait un pixel isolé entre deux pixels blancs. Au-dessus du panneau suivant, se trouvaient deux pixels isolés ; il y avait trois pixels au-dessus du troisième panneau, et quatre au-dessus du quatrième, ce qui indiquait clairement qu’il fallait disposer les panneaux de droite à gauche.

Le premier, tout à droite, montrait plusieurs unités indépendantes qui se présentaient ainsi, chaque bit étant représenté par un astérisque, et chaque zéro par un espace :

******

* ** *

******

Le second panneau paraissait à première vue montrer quasiment la même chose. La disposition des groupes, quoique différente, semblait également avoir été faite au hasard. Pourtant, après une observation attentive, Heather réalisa que deux des groupes étaient différents. Ils apparaissaient ainsi :

******

**** *

******

Josh avait immédiatement surnommé le premier diagramme « yeux », et le second « pirates ». Heather ne comprit pas tout de suite qu’en choisissant « pirates », Josh avait voulu dire que le trou d’un « œil » était recouvert par un astérisque.

Le troisième panneau montrait beaucoup plus de pirates que d’yeux, et les pirates étaient tous disposés autour des yeux. Dans le quatrième panneau, tous les yeux avaient disparu. Il ne restait que des pirates.

Heather savait que Josh avait trouvé une interprétation, mais elle préféra ne pas scruter davantage son esprit ; elle voulait tenter de résoudre elle-même cette énigme.

Elle finit par abandonner et se remit à sonder les souvenirs de Josh. Il avait saisi très vite ! Heather était furieuse contre elle-même de ne pas comprendre toute seule. Chaque groupe était constitué de dix-huit pixels, mais parmi ces dix-huit, quatorze créaient un emboîtage simple autour des quatre pixels centraux. C’étaient ces quatre qui, au sens propre, comptaient. En enlevant le cadre, et en remplaçant les astérisques et les espaces par des un et des zéros, les yeux apparaissaient ainsi :

0110

Et les pirates ainsi :

1110

Nombres binaires. Précisément, les yeux représentaient l’équivalent binaire de six, et les pirates représentaient l’équivalent binaire de quatorze.

Mais ces chiffres n’avaient aucune signification spéciale pour Heather.

Au début, ils n’en avaient pas eu non plus pour Josh. Cependant, si Heather s’était recroquevillée à l’intérieur d’un hypercube, Josh avait eu accès à la bibliothèque du bâtiment du télescope, dans Algonquin Park, et le tout premier ouvrage qu’il avait ouvert – The Chemical Rubber Compagny Handbook of Chemistry and Physics – incluait, imprimée sur la deuxième de couverture, la classification périodique des éléments.