Mais oui, bien sûr ! C’étaient des numéros atomiques ! Six était celui du carbone.
Et quatorze… Quatorze était celui du silicium.
Josh avait eu un véritable flash. Heather ne savait pas trop si le choc qu’elle venait d’éprouver était le sien propre ou en partie celui de Josh, une espèce d’écho fantomatique.
Le premier panneau montrait des carbones qui s’occupaient de leurs affaires.
Le second, l’avènement du silicone.
Le troisième, les pastilles de silicium entourant complètement les carbones.
Et le quatrième, un monde dans lequel il n’y avait plus que du silicium.
Rien ne pouvait être plus simple : la vie biologique, basée sur le carbone, supplantée par l’intelligence artificielle basée sur le silicium.
Heather chercha dans l’esprit de Josh l’identité de l’étoile qui avait envoyé le message.
Epsilon Eridani.
Cette étoile, les projets du SETI s’étaient mis plusieurs fois à son écoute. C’était une étoile dont on n’avait jamais plus détecté de signal radio.
À l’instar de l’humanité, la civilisation qui existait sur Epsilon Eridani, quelle qu’elle fût, avait préféré se mettre à l’écoute plutôt que d’envoyer des messages. Pourtant, elle en avait envoyé un, un seul avertissement final, avant qu’il ne soit trop tard.
Heather, Kyle et Becky déjeunèrent ensemble ce jour-là au Water Hole. C’était dimanche, et il n’y avait presque que des touristes dans le restaurant. Heather raconta à Kyle et à Becky ce qu’elle avait glané dans les souvenirs archivés de Josh Huneker.
Kyle respira bruyamment et posa sa fourchette.
— Les indigènes, dit-il, comme les Canadiens indigènes…
Heather et Becky le regardèrent d’un air perplexe.
— Ou bien des indigènes américains, ou des aborigènes australiens. Ou même des Néandertaliens ; mon ami Stone m’en parlait l’autre jour. C’est toujours la même histoire : ceux qui habitent les premiers un territoire finissent par être supplantés, totalement. Ils sont complètement remplacés par ceux qui arrivent ensuite. Les nouveaux n’incorporent jamais les anciens, ils les remplacent.
Il secoua la tête.
— J’ai écouté un nombre incroyable de conférences sur l’intelligence artificielle. Elles suggéraient toutes que les formes de vie générées par ordinateur veilleraient sur nous, travailleraient en tandem avec nous, nous permettraient de nous élever spirituellement. Mais pourquoi le feraient-elles ? Quand elles nous auront surpassés, je ne vois pas en quoi elles auront encore besoin de nous.
Il s’interrompit.
— Les gens d’Epsilon Eridani l’ont compris à leurs dépens, je suppose.
— Alors, qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Becky.
— Je n’en sais rien. Je pense à ce type… Cash, le banquier, qui voulait enterrer la recherche que je suis en train de faire en informatique quantique. J’aurais peut-être mieux fait d’accepter. Si la véritable conscience n’est possible que par l’intermédiaire d’un élément de mécanique quantique, il vaudrait sans doute mieux abandonner nos expériences en informatique quantique.
— On ne peut pas remettre le génie dans la bouteille, dit Becky.
— Tu crois ? Depuis plus de dix ans, il n’y a eu personne, nulle part, pour faire exploser une bombe atomique, ce qui est dû en partie aux efforts de ceux qui ont poursuivi le travail de Josh avec Greenpeace. Les gens comme eux sont convaincus qu’il est possible de remettre le génie dans la bouteille.
Heather hocha la tête.
— Tout informaticien que tu es, tu n’es pas mauvais psychologue.
— Je n’ai pas passé un quart de siècle avec toi pour rien !
Il fit une pause.
— Josh s’est tué en 1994. Roger Penrose avait écrit son second livre sur la nature quantique de la conscience et Shor venait juste de publier son algorithme permettant à un hypothétique ordinateur quantique de décomposer de très grands nombres. Tu disais que Josh aimait parler de l’avenir ; il a peut-être été le premier à percevoir la relation entre l’informatique quantique et la conscience quantique. Mais il savait probablement aussi que l’humanité ne tient jamais compte des avertissements qu’elle peut avoir au sujet de la dangerosité de certaines découvertes, dangerosité qui ne se révèle qu’après plusieurs années. Sinon, Josh ne se serait jamais investi dans des combats pour l’écologie. Non, je suis sûr que Josh pensait s’assurer que le message ferait son apparition au moment précis où nous aurions le plus grand besoin de l’entendre. En fait, je parierais qu’il était assez naïf pour croire que le gouvernement ne cacherait jamais un message non décodé. Il espérait même très probablement que ce serait le premier message jamais décrypté par un ordinateur quantique, au cours d’une immense démonstration publique. Vous imaginez le spectacle ! Juste au moment où l’humanité se serait rapprochée de la découverte permettant de créer une véritable intelligence artificielle, les étoiles auraient envoyé un message simple comme le jour, sans la moindre ambiguïté, aussi important que la vie elle-même : « Arrêtez ! »
Heather fronça imperceptiblement les sourcils.
Kyle poursuivit :
— C’était un scénario parfait pour un inconditionnel d’Alan Turing. Non seulement le cryptage du message extraterrestre était quelque chose que Turing lui-même aurait aimé faire – vous savez qu’il avait décodé Enigma, la machine à crypter des nazis – mais le test de Turing va exactement dans le sens du message que les êtres vivant sur Epsilon essayaient de faire passer. La définition de l’intelligence artificielle selon Turing exige en effet que les ordinateurs capables de penser aient les mêmes défauts et les mêmes faiblesses que tous les êtres vivants réels, en chair et en os. Autrement, leurs réponses seraient faciles à distinguer de celles des êtres humains.
Heather réfléchit en silence.
— Que vas-tu dire à Cheetah ? demanda-t-elle enfin.
— La vérité. Je crois qu’au fond de lui, si tant est que cette expression puisse s’appliquer à Cheetah, il le sait déjà. « Intrus » est le mot parfait. C’est ce qu’il m’a dit.
Kyle secoua la tête.
— Les ordinateurs peuvent développer la connaissance, mais jamais la conscience.
Il pensa aux mendiants de Queen Street.
— Du moins, pas davantage de conscience que nous n’en avons jamais eu.
Chapitre 36
Après le déjeuner, Heather traversa le campus pour regagner son bureau et poursuivre son travail sur la construction. Pendant ce temps, Kyle et Becky informèrent Cheetah de ce qu’elle avait appris au sujet du message de Huneker. Le SIMIESC réagit avec le même flegme que d’habitude.
Becky ayant utilisé la machine juste avant le déjeuner, c’était au tour de son père. Il laissa Cheetah branché pendant que, avec l’aide de sa fille, il retournait dans la construction pour affronter une dernière question primordiale dans l’espace psychique.
Kyle avait tout organisé dans sa tête, il avait imaginé chaque détail de la rencontre : il attendrait dans l’allée longeant Lawrence Avenue West ; il était passé suffisamment de fois en voiture devant l’immeuble pour bien connaître sa configuration extérieure. Il savait que Lydia Gurdjieff travaillait jusqu’à neuf heures tous les soirs. Il attendrait qu’elle sorte de la vieille maison où elle recevait ses clients, et qu’elle commence à descendre l’allée du côté est. C’est là qu’il surgirait de l’ombre pour s’approcher d’elle.