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Il jetterait un coup d’œil à Heather, puis reporterait son regard sur Gurdjieff.

— Et cela, dirait-il avec une intense satisfaction à cette femme qui le regarderait bouche bée, cela, c’est ce qu’on appelle la conclusion !

Puis il irait rejoindre sa femme, et ils rentreraient ensemble chez eux, dans la nuit.

Voilà ce qu’il voulait faire, ce qu’il avait l’intention de dire, ce qu’il avait besoin de dire.

Mais maintenant, c’était impossible.

C’était un fantasme, et, comme Heather le lui avait expliqué, les fantasmes devaient souvent remplacer la réalité dans la thérapie jungienne. Les rêves étaient importants, et ils pouvaient aider à guérir. Celui-ci avait certainement atteint son but. Kyle était entré dans l’esprit de Becky, avec sa permission, et il avait cherché les séances de thérapie. Il avait voulu voir lui-même ce qui avait dérapé, comment tout était devenu si compliqué, comment Lydia Gurdjieff avait réussi à monter ses filles contre lui.

Il n’avait pas eu l’intention d’entrer dans l’esprit de Lydia Gurdjieff, il aurait préféré marcher pieds nus dans des excréments. Mais, bon sang, exactement comme son équivalent en illusion d’optique, la transformation de Necker dans l’espace psychique était parfois une affaire de volonté, et parfois un événement spontané.

Et brusquement, il s’était retrouvé à l’intérieur de l’esprit de Lydia. Il n’y avait pas trouvé ce qu’il pensait. Pas de noirceur, pas de corruption ni de bouillonnement infernal. Au contraire, c’était, dans ses moindres recoins, un esprit aussi riche, aussi complexe et vibrant que celui de Becky, de Heather ou de Kyle lui-même. Lydia Gurdjieff était un être humain. Pour la toute première fois, Kyle fut obligé de le reconnaître.

Naturellement, par un effort de volonté, il aurait pu se glisser dans n’importe quel individu dont le visage habitait la pensée de Lydia ; elle semblait être dans une épicerie à cet instant précis, poussant un chariot le long d’une large allée bourrée de monde. Ou il aurait pu simplement visualiser la métaphore solution-solvant et se permettre une précipitation, puis se recristalliser et s’extraire d’elle. Mais il n’en avait pas envie. Étonné par ce qu’il venait de découvrir, il décida de rester un peu plus longtemps.

Il avait déjà vu les séances de « thérapie » (il ne pensait jamais à ce mot sans l’imaginer entouré de guillemets) du point de vue de Becky. Ce fut relativement facile de trouver la perspective correspondante chez Lydia.

Et soudain, les guillemets s’envolèrent, chauves-souris tournoyant dans la nuit. Il s’agissait bien d’une thérapie, du point de vue de Lydia. Becky était si incroyablement triste, et elle lui avait déjà parlé de sa boulimie. Il y avait vraiment quelque chose qui ne tournait pas rond chez cette enfant. Lydia ressentait son chagrin, comme elle avait ressenti le sien, pendant toutes ces années. Évidemment, le régime pouvait être simplement relié à un désir d’être mince. Lydia se rappelait ce que c’était que d’être jeune. La pression sur les femmes, décennie après décennie, pour qu’elles se conforment à ces ridicules standards de minceur, avait la vie dure. Elle se revoyait debout en maillot de bain devant la glace de sa salle de bains, au même âge que Becky, avec le sentiment de ne pas correspondre aux critères de la société. Elle s’était mise au régime, elle aussi, en croyant que la vraie raison était de mincir, et bien plus tard, elle avait compris que les désordres alimentaires étaient le plus souvent associés à des abus sexuels.

Et voilà que ces symptômes, Becky avait les mêmes. Lydia avait vécu cela. Son père l’avait entraînée dans son repaire, nuit après nuit, et l’avait forcée à le toucher, à le prendre dans sa bouche, à jurer de garder le secret, en lui disant que sa mère serait anéantie si elle apprenait que son papa lui avait préféré sa Lydia.

Si cette pauvre fille – cette Becky – était passée par les mêmes épreuves, alors Lydia pourrait peut-être l’aider à trouver enfin la paix, comme elle-même et sa sœur Daphné l’avaient trouvée après leur confrontation avec leur père. Et, après tout, Mary, la sœur de Becky Graves, qui croyait que la seule raison de son chagrin était la mort de Rachel Cohen, son amie du lycée, avait découvert tant de choses quand elle s’était mise à chercher, avec l’aide de Lydia. Becky, la plus jeune, avait certainement vécu la même chose, tout comme Daphné, la sœur cadette de Lydia, qui avait elle aussi connu la chambre de son père.

Kyle se retira. Lydia avait eu tort, mais elle n’avait pas voulu lui nuire. Elle s’était trompée, sans doute parce qu’elle était restée profondément meurtrie par sa propre expérience. Kyle fouilla suffisamment dans les souvenirs de Lydia pour trouver non seulement les siens mais ceux de son père. Il était encore de ce monde, bien qu’incontinent et édenté, et détruit en grande partie par la maladie d’Alzheimer, mais ses souvenirs restaient accessibles. Il avait réellement été le monstre que Lydia voyait en lui. Non, Lydia n’était plus la personne à laquelle Kyle voulait se confronter. C’était son père, plutôt. Gus Gurdjieff s’il avait été vivant dans tous les sens du terme, aurait été la cible appropriée contre laquelle Kyle aurait pu décharger sa colère.

Lydia n’était pas un monstre. Non pas que Kyle puisse jamais devenir ami avec elle, s’asseoir à ses côtés pour bavarder devant une tasse de café, ni même se trouver dans la même pièce qu’elle. Elle était comme Cory, sans la tranche de géode : elle était dotée, si c’était le mot juste, du troisième œil et d’une perspective de mécanique quantique capable de voir les différents mondes, et toutes les situations possibles. Mais son troisième œil était embrumé, et choisirait toujours la réponse la plus négative.

Non, Kyle ne se confronterait pas à elle. De toute façon, comme il l’avait dit en imagination, sa profession était sur le point de changer de fond en comble, d’un jour à l’autre. Il n’y aurait plus jamais de risque qu’elle fasse à quelqu’un d’autre ce qu’elle avait fait à Kyle et à sa famille. Sa thérapie, ou ses conseils, quel que soit le nom qu’elle voulait attribuer à son activité, cesserait d’avoir la moindre signification. Plus personne ne pourrait être détourné de la vérité au sujet d’un autre être humain. Il était inutile de l’arrêter. Elle se retrouverait bientôt le bec dans l’eau.

Kyle opéra la transformation et tourna le dos à l’esprit triste, complexe et malavisé de Lydia Gurdjieff.

Chapitre 37

Lorsque Kyle émergea de la construction, Heather était revenue. Elle l’attendait patiemment en discutant avec Becky.

— Si nous allions dîner quelque part, tous les trois ? proposa-t-elle. À Keg Mansion, par exemple ?

Keg Mansion avait été pendant longtemps le restaurant préféré de la famille. Kyle trouvait les steaks plutôt moyens, mais l’atmosphère était imbattable.

Il lui fallut quelques instants pour se réorienter dans le monde en trois dimensions et pour chasser de son esprit ce qui venait de se produire dans l’espace psychique.

Il hocha la tête.

— Très bonne idée !

Il jeta un coup d’œil à la console d’angle.

— À demain matin, Cheetah.

Pas de réponse. Kyle se rapprocha, la main tendue pour pousser le bouton RETOUR.