Et soudain, tout s’éclaira.
Plus d’une fois, Heather avait été gagnée par la bonne humeur des autres, mais elle pouvait aussi être contaminée par la colère.
Or, l’émotion qu’elle éprouvait en ce moment précis, elle la connaissait bien, mais elle ne l’avait jamais sentie venir de l’extérieur.
Jamais jusqu’à présent.
Cette sensation qui se déplaçait dans l’espace psychique était stupéfiante. Elle provoquait une surprise totale ; c’était l’étreinte de Dieu qui se desserrait. C’était une expérience absolument nouvelle, une sensation dont l’esprit universel n’avait jamais fait l’expérience une seule fois au cours de ses innombrables millénaires d’existence.
Heather luttait pour garder l’esprit clair, tentant de saisir la raison d’un étonnement aussi profond.
Soudain, cet étrange sentiment se fit plus concret ; c’était brusquement comme si une main fantomatique venait se poser sur Heather avec légèreté, comme si, soudain, une présence invisible venait de surgir à ses côtés. Oui, c’était bien cela. Il y avait quelque chose près d’elle. Pour la première fois de sa vie, l’esprit universel prenait conscience d’une présence étrangère.
C’était incroyable, absolument incroyable.
Le mot « solitude » ne signifiait rien au niveau de l’esprit universel. Il n’avait un sens que dans le monde tridimensionnel, et se référait à l’isolement apparent des êtres individuels. Mais dans la quatrième dimension, ce mot avait aussi peu de sens que la question de savoir où se trouvait le bord de l’univers.
C’est du moins ce que l’esprit universel semblait croire.
Et voilà que tout à coup, si ahurissant que cela pût paraître, une autre présence s’était introduite dans la quatrième dimension.
Un autre esprit universel.
L’esprit universel humain s’acharnait à donner un sens à cette sensation qui lui était aussi étrangère que l’apparition d’une nouvelle couleur l’aurait été pour Heather, ou le fait qu’elle puisse détecter directement le magnétisme ou entendre la musique des sphères.
Un autre esprit universel.
Comment était-il ?
Heather pensa aux singes – gorilles, chimpanzés – et aux quelques orangs-outangs qui subsistaient. Et si l’une de ces espèces avait fini par se surpasser, par aller au-delà de ses limites animales en atteignant une conscience, une sensibilité sinon comparable à celle de l’humanité actuelle, du moins égale à celle de son ancêtre Homo habilis ?
Non, ce n’était pas cela non plus. Heather savait, tout au fond d’elle, que cette réponse n’était pas la bonne.
Soudain, elle pensa à l’AEP, le programme d’approximation des expériences psychologiques(3), sur lequel son mari et d’autres chercheurs travaillaient depuis des années. Les expériences psychologiques n’avaient jamais réussi tout à fait puisqu’elles n’avaient jamais été vraiment humaines. Mais un changement pouvait s’être produit ; elles étaient constamment modifiées, toujours remises à jour sur la route de la sensibilité. Peut-être Saperstein, ou quelqu’un d’autre, avait-il résolu les problèmes avec l’informatique quantique. Kyle et elle n’avaient pas encore rendu public le contenu du message de Huneker ; Saperstein n’en savait sûrement pas davantage.
Mais non, ce n’était pas cela non plus.
L’Autre n’était pas ici – si large que puisse être la définition de « ici » –, dans le quatrième espace de l’esprit universel.
Non, non, il était ailleurs. Il avançait, prenait contact, touchait l’inconscient collectif humain pour la toute première fois.
Et brusquement, Heather comprit.
Il s’agissait bien d’un autre esprit universel, mais pas d’un esprit universel terrestre.
C’était celui des Centaures ! Leurs pensées, leurs archétypes, leurs symboles.
Ils avaient envoyé leurs messages radio en éclaireurs, hérauts chargés d’annoncer leur arrivée. Mais l’esprit universel humain, coincé dans ses propres limites, avait été incapable de comprendre. Une poignée d’humains proclamaient depuis longtemps que d’autres êtres vivants existaient dans l’univers, mais l’esprit universel humain était vraiment persuadé au plus profond de lui que la seule vérité était la solitude.
Il s’était trompé.
Les Centaures avaient aboli la distance.
Ils avaient créé le contact.
Les Centaures individuels en trois dimensions étaient-ils en route pour la Terre ? Avaient-ils repoussé les confins de leur esprit universel ? Avaient-ils étendu un lobe d’Alpha du Centaure vers cette étoile jaune, quel que fût le nom qu’ils donnaient à la constellation appelée Cassiopée par les humains et, ce faisant, avaient-ils suffisamment rétréci le fossé pour que l’esprit universel de la Terre et celui des Centaures, maintenant suffisamment rapprochés pour se toucher, se connecter, parviennent à créer un lien, si ténu soit-il ?
Si les Centaures se rapprochaient, qui savait combien de temps il leur faudrait pour arriver au bout de leur voyage ? Les messages radio avaient commencé à être envoyés une décennie plus tôt ; même un esprit universel devait être gêné par la théorie d’Einstein. Si les Centaures arrivaient sur Terre maintenant, cela signifiait qu’ils avaient dû se déplacer à la moitié de la vitesse de la lumière, en admettant qu’ils fussent partis au moment où ils envoyaient leur premier message ; au quart de la vitesse de la lumière, ils se trouveraient encore à plus de deux années-lumière de la Terre.
Heather réalisa que son cerveau travaillait à toute allure.
Mais en fait, ce n’était pas le sien. C’était celui de tout un chacun. L’esprit universel humain tentait de donner un sens à cette aventure, il cherchait à résoudre cette énigme.
Heather décida de ne pas lutter. Elle se laissa aller, s’abandonna aux vagues d’étonnement, de curiosité et d’émerveillement qui la submergeaient.
Chapitre 40
L’homme rondouillard suivait toujours Kyle Graves. Kyle se dirigeait maintenant vers Mullin Hall en mâchant sa pomme. Fogarty, c’était son nom, venait de signer un contrat avec la North American Banking Association. Non pas que la NABA fût un de ses grands clients, mais chaque année, Cash ne manquait pas de l’appeler pour lui proposer un travail.
Fogarty appréciait que Graves ne soit pas allé directement vers le métro après son cours. S’il l’avait fait, Fogarty n’aurait pas eu l’opportunité de gagner ses honoraires ce jour-là. Mais il ne devrait y avoir aucun problème pour trouver Graves seul dans son bureau ou dans son laboratoire. L’Université était peu peuplée pendant l’été, et en début de soirée, Mullin Hall serait presque complètement déserté. Fogarty s’arrêta à un terminal d’informations et téléchargea le Globe et le Mail du jour dans son micro-ordinateur. Il avait déjà inspecté Mullin Hall dans la matinée. Il allait s’asseoir et passer un moment à lire dans la salle des étudiants du troisième étage, jusqu’à ce que les gens rentrent chez eux. Puis il réglerait une bonne fois pour toutes le problème de Kyle Graves.
Brusquement, Heather sentit une main gigantesque s’emparer de son corps invisible qui, jusque-là, flottait librement dans l’espace psychique. On la soulevait et on l’éloignait du mur d’hexagones ; elle s’élevait de plus en plus haut. Sans qu’elle ait à fournir le moindre effort mental, toute la vue se transforma, glissant de l’intérieur de la sphère vers la vue extérieure des deux hémisphères, avec le maelström or et argent, rouge et vert qui s’éloignait.