Deux des longs serpents iridescents passèrent presque en même temps devant elle, l’un se dirigeant vers le haut, l’autre vers le bas. Elle avançait maintenant à un train d’enfer, du moins en avait-elle l’impression. Elle ne discernait pas la moindre brise, à l’exception d’une petite circulation d’air, presque imperceptible, à l’intérieur de la construction.
Les deux globes géants se trouvèrent bientôt loin derrière elle. Pendant un instant, une troisième sorte de transformation de Necker se produisit, faisant apparaître à sa perception un autre trio de dimensions. Elle vit le maelström se transformer en une série de disques plats, bronze et dorés, argentés et cuivrés, évoquant des pions de jeu de dames ou des palets en métal, vus de côté et empilés en colonnes branlantes. L’espace autour d’elle s’étira en longs courants blancs et soyeux.
Mais à ce moment-là, elle se retrouva brusquement à l’intérieur de la sphère reformée. Heather se précipitait horizontalement vers un vaste océan de mercure. Tel un vampire, elle ne projetait aucun reflet sur la surface luisante, mais là encore, instinctivement, elle leva ses mains pour se protéger le visage, au moment où…
Au moment où elle entrait en collision avec la surface, qui se disloqua comme du mercure liquide en un millier de gouttelettes rondes.
Encore la transformation de Necker : maintenant, Heather avait sous les yeux la vue extérieure, avec les deux globes derrière elle, le maelström au-dessus.
Et elle fonçait encore en avant. L’impact, splendide visuellement, l’avait laissée complètement indemne. Elle était maintenant libérée de la sphère.
Le maelström n’était plus une toile de fond infiniment éloignée. Il se rapprochait de plus en plus, sa surface était agitée… et là, juste devant, il présentait une ouverture. Un trou formant un pentagone absolument régulier.
Oui, un pentagone plutôt qu’un hexagone. Jusque-là, elle avait toujours vu la même forme polygonale dans cet univers, une forme à six côtés, mais cette ouverture n’en avait que cinq.
Alors qu’elle se rapprochait en trombe, elle constata que ce n’était pas seulement un trou. C’était plutôt la coupe transversale d’un tunnel pentagonal, qui s’estompait, avec des murs intérieurs brillants d’humidité, lisses et bleus, couleur qu’elle réalisa pour la première fois n’avoir encore jamais vue dans l’espace psychique.
Heather savait, d’une façon ou d’une autre, que le pentagone faisait partie de l’autre esprit universel, que c’était une de ses extensions qui tentait timidement d’entrer en contact avec l’humanité.
Et elle comprit soudain quel était son rôle, à elle, et pourquoi les Centaures s’étaient donné tant de mal pour apprendre aux humains à construire cette machine qui leur permettrait d’accéder à la quatrième dimension.
L’esprit universel humain n’était pas plus capable de voir à l’intérieur de lui-même que Heather n’était capable de scruter l’intérieur de son propre corps. Mais maintenant qu’une de ses extensions en trois dimensions naviguait dans son espace intérieur, il pouvait utiliser les perceptions de Heather pour vérifier ce qui se passait. Elle avait le rôle d’un laparoscope à l’intérieur de l’inconscient collectif, elle n’était plus que des yeux et des oreilles à la disposition de l’humanité entière, tandis que l’esprit universel humain travaillait à comprendre la nature de ce qu’il expérimentait.
Les Centaures avaient surévalué l’intelligence humaine. Il ne faisait aucun doute qu’ils avaient eu l’espoir que des millions d’êtres humains, et non pas un seul individu isolé, exploreraient déjà l’espace psychique au moment où leur propre esprit universel entrerait en contact avec celui des habitants de la Terre.
Le but était évident : ils avaient besoin que l’esprit universel humain accueille amicalement ce nouveau venu, qu’il ne le considère pas comme un danger, mais que, au contraire, l’humanité lui souhaite la bienvenue. L’esprit universel des Terriens n’était peut-être pas le premier que les Centaures rencontraient. Il n’était pas impossible qu’un contact précédent ait mal tourné, que l’esprit universel d’un autre monde extraterrestre ait été alarmé par cette intrusion, et qu’il ait paniqué ou soit même devenu fou.
Heather ne se contentait pas d’observer l’esprit universel. Elle servait de médiateur à ses pensées – pendant un bref instant, c’était la minorité qui menait la danse. Elle regardait la présence extraterrestre avec un mélange de crainte, d’admiration, d’émerveillement et d’excitation, et elle sentait, équivalence psychique d’une vision périphérique, ces mêmes émotions se propager, en retour, dans l’esprit universel humain.
C’était une bonne chose, digne d’être bien accueillie. C’était excitant, stimulant, fascinant…
Mais il y avait encore autre chose.
La marée psychique changea, et Heather se trouva envahie, inondée par des pensées de l’esprit universel. C’était une sensation tout à fait nouvelle pour lui, quelque chose qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’expérimenter. Et pourtant, Heather avait déjà connu un minimum de petites expériences personnelles, du moins des extensions tridimensionnelles, avec ce phénomène. Elle servit encore de médiateur aux pensées de l’esprit universel, les aida à prendre forme, à les interpréter.
Et tout à coup…
Des vagues de cette nouvelle sensation, géantes, déferlantes, des vagues magnifiques.
Des vagues qui la subjuguaient.
L’esprit universel résonnant en une seule note, claire comme le cristal. Transformation, transcendance.
Heather ferma les yeux, serra très fort les paupières et la construction réapparut autour d’elle juste à temps, juste avant que le tsunami de cette nouvelle sensation, si extraordinaire, ne l’emporte complètement.
Fogarty éteignit le micro-ordinateur et le glissa dans la poche de sa veste, où il vint heurter avec un claquement sec le pistolet électrique paralysant qui se trouvait au fond.
Cela faisait une demi-heure que la dernière personne avait traversé le couloir ; l’immeuble était maintenant pratiquement désert. Lorsque Graves était entré, Fogarty l’avait suivi. Il avait remarqué qu’il n’allait pas dans son laboratoire, mais dans son bureau.
Fogarty se leva et glissa le pistolet dans sa main grassouillette. La seule chose à faire, c’était de le mettre en contact avec le corps de Graves, et le voltage, en le parcourant, ferait cesser les battements de son cœur. Avec le dossier médical de Graves, personne ne suspecterait un sale coup. D’ailleurs, même si cela se produisait, la belle affaire ! Qui pourrait jamais penser à Fogarty, ou à Cash ? Cette arme ne laissait jamais la moindre trace. Par ailleurs, Fogarty n’avait pas oublié de s’envelopper les mains dans un film plastique sur lequel il avait moulé les propres empreintes de Graves ; non seulement cette petite précaution allait lui permettre de franchir la porte verrouillée, mais elle lui garantissait également de ne laisser aucune empreinte sur les lieux.
Fogarty jeta un dernier coup d’œil dans le couloir pour s’assurer qu’il n’y avait personne, puis il se dirigea vers la porte du bureau de Kyle.
Il se fichait pas mal de cette menace pour l’industrie bancaire, ce n’était pas son problème. Cash avait dit qu’ils avaient déjà racheté un chercheur israélien, mais si ce Graves était assez stupide pour choisir la solution de facilité, Fogarty n’en avait rien à faire.
Il fit un pas…
… et se sentit pris de vertige. Pendant un court instant, il resta perdu, désorienté.
Ce léger malaise ne dura que quelques secondes…
Kyle Graves, pensa-t-il. Quarante-cinq ans, d’après le dossier que Cash lui avait envoyé par e-mail.