– Douze virgule trois cent soixante-quinze, dis-je à mi-voix. Puis : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je prends la boîte sous mon bras et me lève pour observer l’unique photo présente dans la pièce : un petit cliché dans un cadre à trois sous, la photo d’école d’un garçon âgé de dix ou onze ans, fins cheveux jaunes indisciplinés, sourire godiche. Je la sors du cadre et la retourne. Je trouve une écriture soignée au dos. Kyle, février 2010. L’an dernier. Avant.
J’utilise la CB pour joindre Trish McConnell.
– Salut, c’est moi. Tu as pu localiser la famille de la victime ?
– Tout à fait.
La mère de Zell est morte, enterrée ici à Concord, sur Blossom Hill. Le père, qui présente un début de démence sénile, vit à la maison de retraite de Pleasant View. La personne à qui McConnell a appris la triste nouvelle est la sœur aînée de Peter, sage-femme dans une clinique privée proche de l’hôpital de Concord. Mariée, un enfant : un fils. Elle s’appelle Sophia.
En sortant, je m’arrête encore sur le seuil de la maison de Peter Zell, encombré par la boîte à chaussures, la photo et le bloc de papier blanc, conscient du poids de l’affaire que je relie à un souvenir très ancien : un policier debout sur le seuil de ma maison d’enfance, sur Rockland Road, tête nue et l’air sombre, appelant : « Il y a quelqu’un ? » dans la pénombre de l’aube.
Moi debout en haut de l’escalier, en maillot des Red Sox, ou peut-être en haut de pyjama, pensant que ma sœur dort sans doute encore, du moins l’espérant. J’ai déjà une assez bonne idée de ce que le policier est venu nous dire.
– Laissez-moi deviner, inspecteur, dit Denny Dotseth. C’est encore un 10-54S.
– Pas un nouveau, non. En fait, je voulais faire le point avec vous sur Peter Zell.
Je suis en train de descendre Broadway au volant de l’Impala, les mains à dix heures dix. Un policier d’État du New Hampshire est garé au coin de Broadway et Stone, moteur allumé, les gyrophares bleus tournant lentement sur le toit, arme automatique à la main. Je hoche légèrement le menton, soulève deux doigts du volant, et il me retourne mon salut.
– Qui est Peter Zell ? s’étonne Dotseth.
– L’homme de ce matin, monsieur.
– Ah, oui. Dites, vous savez qu’ils ont donné la date du grand jour ? Le jour où on saura où ça va tomber, je veux dire. Le 9 avril.
– Eh oui. J’ai entendu ça.
Dotseth, comme McGully, aime à se tenir au courant du moindre détail concernant notre catastrophe planétaire. À la dernière scène de suicide, pas celle de Zell mais la précédente, il a déblatéré pendant dix minutes sur la guerre dans la corne de l’Afrique, où l’armée éthiopienne s’est déployée en Érythrée pour se venger d’anciens griefs avant que le monde cesse d’exister.
– Je ne juge pas inutile de vous présenter ce que j’ai appris jusqu’à présent, dis-je. Je connais votre sentiment de ce matin, mais je pense que nous tenons peut-être un homicide, je le crois vraiment.
– C’est un fait avéré ? murmure Dotseth, ce que je prends comme un encouragement à continuer.
Je lui détaille mes impressions sur l’affaire : l’incident d’Halloween chez Merrimack Life and Fire. Le pick-up rouge roulant à l’huile végétale qui a emporté la victime le soir de sa mort. Mon intuition à propos de la ceinture Belknap & Rose.
Toutes choses que l’assistant proc reçoit avec un « intéressant » parfaitement neutre, après quoi il soupire :
– Et une lettre peut-être ?
– Euh, non. Pas de lettre, monsieur.
Je décide de ne pas évoquer le Chère Sophia, car je suis assez persuadé que ce n’est pas une lettre de suicide avortée – mais Dotseth pensera que c’en est une, il va me dire : « Et voilà, jeune homme, vous vous trompez de cible. » De toute manière, c’est déjà ce qu’il pense.
– Bon, vous avez quelques pistes à suivre. Vous n’allez pas signaler l’affaire à Fenton, si ?
– Si. À vrai dire, c’est déjà fait. Pourquoi ?
Un silence, puis un petit rire.
– Oh, pour rien.
– Comment ça ?
– Dites, petit, écoutez-moi. Si vous pensez vraiment pouvoir monter un dossier, bien sûr, j’y jetterai un coup d’œil. Mais n’oubliez pas le contexte. Les gens se fichent en l’air dans tous les coins, vous savez ? Pour un type comme celui que vous me décrivez, qui n’a pas beaucoup d’amis, pas vraiment de soutiens autour de lui, la tentation est forte de suivre comme un mouton.
Je garde la bouche fermée, continue de rouler, mais je n’aime pas ce genre de raisonnements. Il aurait fait ça parce que tout le monde le fait ? Ça ressemble bien à Dotseth, d’accuser la victime de quelque chose : de lâcheté, peut-être, ou de simple suivisme, d’une tendance à la faiblesse. Ce qui, si Peter Zell a bien été assassiné, traîné dans un McDo et laissé dans ces chiottes comme un bout de viande, ne fait qu’ajouter l’insulte au préjudice.
– J’ai une idée ! ajoute-t-il d’un ton cordial. Vous savez quoi ? Appelons ça une tentative de meurtre.
– Pardon, monsieur ?
– Oui ! C’est un suicide, mais vous tentez d’en faire un meurtre. Passez une excellente journée, inspecteur.
Lorsqu’on descend School Street, il y a une échoppe de marchand de glaces à l’ancienne, du côté sud de la rue, juste après le YMCA, et de nos jours on dirait bien que ses affaires sont florissantes, neige ou pas neige, prix des produits laitiers ou non. Il y a là un joli jeune couple, la petite trentaine, qui vient de sortir, cornets colorés en mains. La femme m’adresse un petit geste de la main hésitant, du genre « il faut être aimable avec les policiers », et je le lui retourne, mais l’homme me regarde froidement sans sourire.
Les gens, dans l’ensemble, vaquent simplement à leurs affaires. Ils vont au boulot, s’assoient à leur bureau, espèrent que la boîte sera toujours là lundi prochain. Ils vont au supermarché, poussent leur chariot, espèrent qu’il y aura à manger dans les rayons aujourd’hui. Retrouvent leur chérie à l’heure du déjeuner pour aller acheter une glace. D’accord, bien sûr, certains ont choisi de mettre fin à leurs jours, et d’autres d’aller réaliser leurs rêves, d’autres encore cherchent partout de la drogue ou « se baladent la bite à l’air », comme le dit volontiers McGully.
Mais beaucoup de ceux qui étaient partis s’éclater sont revenus, déçus, et bon nombre des tout récents criminels et chercheurs de paradis artificiels se sont retrouvés derrière les barreaux, à attendre octobre dans une solitude terrifiée.
Donc, oui, il y a des différences de comportements, mais elles restent à la marge. La plus grande différence, d’un point de vue policier, est plus vague, plus difficile à définir. Je comparerais l’ambiance qui règne sur la ville à l’état d’esprit d’un enfant qui n’a pas encore d’ennuis, mais qui sait que ça ne va pas tarder. Il est dans sa chambre, dans l’expectative, « attends un peu que ton père soit rentré ». Il est maussade et irritable, sur les nerfs. Perdu, triste, tremblant de savoir ce qui va lui tomber dessus, et tout au bord de la violence ; pas en colère, mais envahi par une anxiété qui peut facilement virer à la colère.
Ça, c’est Concord. Je ne peux pas parler de l’atmosphère dans le reste du monde, mais ici, c’est à peu près ça.