Du coin de l’œil, je revois des images fugaces de mon rêve interrompu, la jolie Alison Koechner comme si elle était assise à côté de moi, à regarder par la fenêtre les cornouillers et le tupelo noir saupoudrés de neige.
– Mais… (Littlejohn se racle soudain la gorge et regarde d’un air entendu mon cahier bleu et mon stylo, que j’ai sorti et posé sur mes genoux.) Vous vouliez parler de Peter.
– Oui, monsieur.
Avant que j’aie pu poser une question précise, il reprend la parole, toujours sur le même ton rapide et assuré. Il me raconte que sa femme et Peter ont grandi ici, à West Concord, pas loin de l’endroit où nous nous trouvons. Leur mère est morte d’un cancer, il y a douze ans, et le père est à la maison de retraite de Pleasant View avec toutes sortes de problèmes physiques, auxquels s’ajoute un début de démence sénile – c’est triste, très triste, mais les voies du Seigneur sont impénétrables.
Peter et Sophia, m’explique-t-il, n’ont jamais été très proches, pas même lorsqu’ils étaient enfants. Elle était plutôt garçon manqué, extravertie ; lui était nerveux, renfermé, timide. À présent qu’ils avaient tous deux une carrière, et Sophia sa famille, ils ne se voyaient plus que rarement.
– Nous avons pris de ses nouvelles une fois ou deux, bien sûr, quand tout a commencé, mais sans grand succès. Il était assez mal en point.
Je me redresse et lève un doigt pour stopper la logorrhée de Littlejohn.
– Que voulez-vous dire par « mal en point » ?
Il inspire profondément, comme pour décider s’il a raison de me dire ce qu’il s’apprête à me révéler, et je me penche vers lui, le stylo prêt au-dessus de mon cahier.
– Bon, écoutez. Je dois vous confier qu’il était profondément dérangé.
J’incline la tête sur le côté.
– Déprimé, ou dérangé ?
– Qu’est-ce que j’ai dit ?
– Dérangé.
– Je voulais dire déprimé. Vous voulez bien m’excuser une petite seconde ?
Il se lève avant que j’aie pu répondre et traverse toute la pièce pour me donner un aperçu d’une cuisine lumineuse et visiblement aimée : une rangée de casseroles suspendues, un frigo rutilant orné de magnets alphabet, de bulletins scolaires, de photos d’école.
Littlejohn, maintenant au pied de l’escalier, ramasse un sac à dos bleu marine et une paire de patins de hockey taille enfant qui étaient suspendus à la rampe.
– Ça avance, le brossage des dents, Kyle ? crie-t-il. Heure H moins neuf minutes !
– OK, p’pa !
Ce cri nous parvient d’en haut, suivi par un bruit de cavalcade, un robinet qu’on ouvre, une porte brutalement ouverte. La photo encadrée sur la commode de Zell, le gamin au sourire godiche. Je sais que les écoles de Concord sont restées ouvertes. Il y a eu un article là-dessus dans le Monitor : l’équipe enseignante dévouée, l’apprentissage désintéressé. Même sur les photos du journal, on voyait que les salles de classe étaient à demi pleines. Au quart, même.
Littlejohn reprend place dans son fauteuil, passe la main dans ses cheveux. Les patins sont posés sur ses genoux.
– Il est doué, ce gosse. À dix ans, il patine comme Messier, je ne plaisante pas. Il jouera en ligue nationale un jour, il me rendra millionnaire. (Un sourire doux.) Dans un univers alternatif. Que disions-nous ?
– Vous décriviez l’état psychologique de votre beau-frère.
– Oui, voilà. Je repense par exemple à notre petite fête de l’été. Nous avions fait un barbecue, vous voyez : des saucisses, de la bière, tout ça. Et Peter, bon, il n’a jamais été très sociable, pas franchement ouvert, mais nous avons vu clairement qu’il sombrait dans la dépression. Présent mais absent, si vous voyez ce que je veux dire.
Littlejohn inspire à fond et promène son regard dans la pièce, comme s’il avait peur d’être entendu par le fantôme de Peter Zell.
– Vous savez, à vrai dire, suite à cela, nous n’étions plus très chauds pour qu’il fréquente Kyle. Tout ça, c’est déjà assez dur… pour le petit… (Sa voix se brise, il s’éclaircit la gorge.) Pardonnez-moi.
Je hoche la tête tout en prenant des notes, réfléchissant rapidement.
Bien, qu’avons-nous là ? Nous avons un homme qui, au travail, apparaît fondamentalement détaché, calme, la tête basse, qui ne montre aucune réaction à la calamité qui s’annonce, à l’exception d’un surprenant éclat le jour d’Halloween. Puis il s’avère qu’il a accumulé une somme d’informations énorme et exhaustive sur l’astéroïde, qu’en privé il est obsédé par ce qu’il semble dédaigner en public.
Et maintenant, du moins à en croire son beau-frère, il apparaît qu’en dehors du bureau il était non seulement affecté, mais même anéanti ; affolé. Le genre d’homme qui pourrait très bien, après tout, avoir été tenté de mettre fin à ses jours.
Ho, Peter. Quelle est ton histoire, l’ami ?
– Et cet état d’esprit, cette dépression, ça ne s’était pas amélioré ces derniers temps ?
– Oh, non. Dieu sait que non. Au contraire. C’était bien pire depuis, vous savez, depuis janvier. Depuis la conclusion finale.
La conclusion finale. C’est-à-dire l’interview de Tolkin. Le mardi 3 janvier. Une émission spéciale sur CBS News. 1,6 milliard de spectateurs dans le monde. J’attends un petit moment en silence, tout en prêtant l’oreille au bruit des pas de Kyle à l’étage au-dessus. Puis je me dis : bon allez, et je sors le petit bloc de papier blanc de ma poche de poitrine pour le tendre à Erik Littlejohn.
– Que pouvez-vous me dire là-dessus ?
Je l’observe pendant qu’il lit. Chère Sophia.
– Ça vient d’où, ça ?
– Est-ce l’écriture de Peter Zell, à votre connaissance ?
– Certainement. Enfin, je crois. Comme je vous l’ai dit…
– Vous ne le connaissiez pas très bien.
– Voilà.
– Il allait écrire quelque chose à votre femme, avant de mourir, et il s’est ravisé. Savez-vous de quoi il pourrait s’agir ?
– Eh bien, d’une lettre de suicide, je présume. Une lettre de suicide inachevée. (Il relève la tête, me regarde dans les yeux.) Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?
– Je ne sais pas, dis-je en me levant. Merci beaucoup de m’avoir accordé un peu de temps. Et si vous pouviez prévenir Sophia que je vais la rappeler pour fixer un moment afin de lui parler…
Il se lève à son tour, les sourcils froncés.
– Vous avez encore besoin de parler avec elle ?
– En effet.
– Bon, très bien. (Il hoche la tête, soupire.) C’est une épreuve, pour elle. Tout cela. Mais bien sûr, je lui dirai.
Je monte dans l’Impala mais ne vais nulle part, pas encore. Je reste environ une minute devant la maison, le temps de voir Littlejohn accompagner Kyle dehors et traverser avec lui la pelouse, couverte d’une neige épaisse et intacte comme un glaçage à la vanille sur un gâteau. Un gamin de dix ans à la silhouette comique, traînant les pieds dans des bottes d’hiver trop grandes, ses coudes pointus sortant des manches relevées de son coupe-vent.
En m’éloignant, je repense à l’interview de Tolkin et j’imagine Peter Zell ce soir-là.
Nous sommes le 3 janvier, un mardi, et il est rentré du bureau, s’est installé dans son salon gris et stérile, les yeux rivés sur l’écran de son petit téléviseur.