Le 2 janvier, l’astéroïde 2011GV1, aussi appelé Maïa, était enfin sorti de sa conjonction avec le Soleil, était à nouveau observable depuis la Terre, était enfin assez proche et lumineux pour que les savants le voient clairement, qu’ils récoltent de nouvelles séries de données, qu’ils sachent. Les observations arrivaient en torrent, aussitôt compilées et traitées dans un centre unique, le Jet Propulsion Lab de la NASA, en Californie. Ce qui était, depuis septembre, un risque à cinquante pour cent allait être tranché : ce serait soit cent pour cent, soit zéro.
Et voilà donc Peter Zell sur le canapé de son salon, sa dernière moisson d’articles sur l’astéroïde étalée devant lui, les exposés scientifiques et les analyses fébriles en tout genre se réduisant finalement à des prédictions et des prières, à un oui ou à un non.
CBS avait remporté les enchères des droits de diffusion. La fin du monde était pour demain, peut-être, mais dans le cas contraire, la chaîne pourrait se réjouir d’avoir réussi le coup du siècle, en termes d’audience. Elle avait enregistré un prégénérique soigneusement réalisé, centré sur l’ingénieur en chef du Jet Propulsion Lab, Leonard Tolkin, l’homme qui supervisait ce dernier effort d’analyse des données. « Ce sera moi qui annoncerai la bonne nouvelle », avait-il promis à David Letterman trois semaines auparavant avec un sourire tressaillant. Pâle derrière ses lunettes, dans sa blouse blanche : la caricature de l’astronome d’État.
Dans l’angle inférieur droit de l’écran, un compte à rebours accompagne une séquence enregistrée plutôt ringarde : la caméra suit Tolkin dans les couloirs de l’institut, nous le montre en train d’inscrire des colonnes de chiffres sur un tableau blanc, de consulter des écrans d’ordinateur entouré de ses subordonnés.
Et le petit Peter Zell avec sa bedaine, seul dans son appartement, qui regarde en silence, au milieu de ses articles, ses lunettes perchées sur le nez, les mains posées à plat sur les genoux.
L’émission passe ensuite au direct : on voit le présentateur Scott Pelley, mâchoire carrée et air grave, le cheveu gris, arborant une expression solennelle et très télévisuelle. Pelley, au nom du monde entier, regarde Tolkin sortir de la réunion décisive : une pile de chemises cartonnées sous le bras, l’homme retire ses lunettes d’écaille et éclate en sanglots.
À présent, tout en roulant lentement vers le Somerset Diner, je m’efforce d’attraper le souvenir des sentiments de quelqu’un d’autre, de déterminer précisément ce qu’a vécu Peter Zell à cet instant-là. Pelley se penche en avant, tout en empathie, et pose la question d’une stupidité merveilleuse que le monde entier avait besoin d’entendre :
– Bien, alors, professeur. Que pouvons-nous faire ?
Le professeur Léo Tolkin tremblant, riant presque.
– Ce que nous pouvons faire ? Il n’y a rien à faire.
Et là, Tolkin continue de parler, de déblatérer plutôt, nous assurant qu’il est navré, au nom de la communauté astronomique mondiale, que cet événement n’aurait jamais pu être prédit, qu’ils avaient étudié tous les scénarios réalistes – petit objet, temps de prévision court ; gros objet, temps de prévision long – mais que ceci, ceci n’aurait jamais pu être imaginé, un objet doté d’un périhélie si proche, d’une période elliptique si formidablement longue, un objet d’une dimension si phénoménale –, que la probabilité qu’un tel objet existe était infime au point d’être statistiquement équivalente à l’impossible. Et Scott Pelley le regarde fixement, et dans le monde entier les gens sombrent dans le chagrin ou dans l’hystérie.
Car d’un seul coup il n’y avait plus d’ambiguïté, plus aucun doute. D’un seul coup, ce n’était plus qu’une question de temps. Risque d’impact : cent pour cent. Le 3 octobre. Rien à faire.
Beaucoup de gens sont restés collés à leur téléviseur après la fin de l’émission, à regarder des experts, des professeurs d’astronomie et des hommes politiques balbutier, larmoyer et se contredire les uns les autres sur les diverses chaînes câblées ; à attendre le discours à la nation promis par le président, qui en fin de compte n’a eu lieu que le lendemain midi. Beaucoup aussi se sont jetés sur leur téléphone pour tenter de joindre leurs proches, mais les circuits saturés sont tombés en panne et le sont restés pendant toute la semaine qui a suivi. D’autres sont sortis dans les rues, malgré le froid mordant de janvier, pour partager leur peine avec des voisins ou des inconnus, ou pour commettre de petits actes de vandalisme et autres délits mineurs – une tendance qui allait se poursuivre et culminer, du moins dans la région de Concord, avec une petite vague d’émeutes à l’occasion de Presidents Day.[1]
Pour ma part, j’ai éteint la télé et je suis parti au boulot. C’était ma quatrième semaine en tant qu’inspecteur, je travaillais sur un cas d’incendie criminel, et j’avais la nette intuition – tout à fait juste, comme je n’ai pas tardé à le constater – que la journée du lendemain serait animée et stressante au poste.
Mais la question est la suivante : et Peter Zell ? Qu’a-t-il fait, une fois l’émission terminée ? Qui a-t-il appelé ?
Le résumé des faits bruts tend à suggérer que, derrière sa volonté de faire bonne figure, Zell était depuis le début déprimé par la possibilité d’une destruction imminente de la Terre. Et une fois cette idée confirmée, on imagine facilement que le soir du 3 janvier, apprenant la mauvaise nouvelle à la télévision, il ait dégringolé de la déprime à la dépression la plus noire. Il a ensuite titubé pendant onze semaines dans une brume de terreur, et puis, avant-hier soir, il s’est pendu avec une ceinture.
Alors qu’est-ce que je fais, moi, à rouler dans Concord en essayant de comprendre qui l’a tué ?
Me voilà sur le parking du Somerset Diner, qui est niché à l’intersection de Clinton, South et Downing Street. Je contemple la neige sur le sol, écrasée et remuée par l’afflux matinal de piétons et de cyclistes. Je me surprends à comparer cette soupe sale, brune et blanche, avec la couverture immaculée du jardin des Littlejohn. Si Sophia a réellement été appelée pour un accouchement en urgence ce matin, elle a dû y aller avec une catapulte, ou une cabine de téléportation.
Les murs du Somerset, près de l’entrée, s’ornent d’une rangée de photos de candidats à la présidentielle serrant la main de Bob Galicki, l’ancien propriétaire, maintenant décédé. Il y en a une de Nixon, le teint cireux, une de John Kerry, raide et pas convaincant pour un sou, la main tendue toute droite comme un piquet de clôture. Et voici John McCain, avec son rictus de tête de mort. John F. Kennedy, incroyablement jeune, incroyablement séduisant, condamné.
La musique qui résonne dans la cuisine est du Bob Dylan, un morceau de l’album Street Legal, ce qui indique que Maurice est aux fourneaux : c’est de bon augure pour la qualité de mon repas.
– Assieds-toi où tu veux, chéri, me dit Ruth Ann, qui passe en coup de vent, une carafe de café à la main.
Ses mains sont fripées mais fortes et tiennent fermement l’épaisse poignée noire du récipient. Quand je venais ici du temps où j’étais lycéen, on plaisantait sur le grand âge de Ruth-Ann en se demandant si elle avait été embauchée pour le job ou si l’établissement avait été construit autour d’elle. C’était il y a dix ans.
Je bois mon café et dédaigne la carte, en observant discrètement les visages des convives, soupesant la mélancolie présente dans les yeux de chacun, les expressions hagardes. Un vieux couple converse à voix basse, l’homme et la femme penchés sur leurs bols de soupe. Une jeune fille, de dix-neuf ans environ, au regard fixe et mou, fait sauter un bébé blafard sur son genou. Un homme d’affaires obèse étudie le menu d’un air furieux, un cigare au coin des lèvres.