Tout le monde fume, pour de vrai, les volutes gris terne s’élevant sous tous les luminaires. C’est redevenu comme avant, avant l’interdiction du tabagisme dans les lieux publics – une mesure que j’ai soutenue avec conviction, étant le seul non-fumeur dans ma bande de vauriens, en seconde. La loi est toujours officiellement valide, mais elle n’est plus appliquée, et les directives nous demandent de fermer les yeux.
Je tripote mes couverts, sirote mon café et réfléchis.
Oui, monsieur Dotseth, il est vrai que beaucoup de gens sont déprimés, et que parmi ces gens, beaucoup ont choisi de mettre fin à leurs jours. Mais je ne puis, en tant qu’inspecteur de police responsable, accepter cet élément de contexte comme la preuve que Peter Zell était bien un 10-54S. Si la destruction imminente de la planète suffisait à pousser les gens au suicide, ce restaurant serait désert. Concord serait une ville fantôme. Maïa n’aurait plus personne à tuer, parce que nous serions tous morts.
– Une omelette de trois œufs ?
– Avec un toast de pain complet. Ruth-Ann, j’ai une question à te poser.
– Et j’ai une réponse.
Elle n’a pas noté ma commande, mais il faut dire que je commande la même chose depuis mes onze ans.
– Vas-y, me dit-elle.
– Qu’est-ce que tu penses, toi, de cette histoire de ville des pendus ? Les suicides, je veux dire. Est-ce que tu te vois…
Ruth-Ann pousse un grognement dégoûté.
– Tu plaisantes ? Je suis catholique, chéri. Non. Pas une seconde.
Vous voyez ? Moi non plus, je ne crois pas que je le ferais. Mon omelette arrive et je la déguste lentement, le regard perdu dans le vide, en regrettant que l’endroit soit si enfumé.
5
L’agrandissement de l’hôpital de Concord a été annoncé en grande pompe il y a dix-huit mois : un partenariat public-privé permettrait d’ajouter un service de soins à long terme et d’apporter toutes sortes d’améliorations à la pédiatrie, à la gynécologie-obstétrique et à l’unité de soins intensifs. La première pierre a été posée en février, les progrès ont été réguliers au cours du printemps, puis le financement s’est tari, le chantier a ralenti pour enfin s’arrêter complètement fin juillet, laissant en plan un dédale de couloirs à demi construits, des tours d’échafaudages squelettiques, un bon paquet de dispositifs temporaires devenus permanents, si bien que tout le monde tourne en rond et vous envoie dans la mauvaise direction.
– La morgue ? me répond une bénévole aux cheveux blancs coiffée d’un joyeux béret rouge en consultant le plan qu’elle a entre les mains. Voyons… la morgue, la morgue, la morgue. Ah ! Ici.
Deux médecins passent d’un pas pressé, des planchettes à pince sous le bras, tandis que la bénévole me montre son plan qui, je le vois maintenant, est tout gribouillé de corrections et de points d’exclamation au stylo bille.
– Ce qu’il vous faut, c’est l’ascenseur B, et l’ascenseur B se trouve… oh, là là.
Mes mains commencent à trembler. S’il y a une chose qu’il vaut mieux éviter, quand on a rendez-vous avec le docteur Alice Fenton, c’est d’être en retard.
– Voilà, c’est par là.
– Merci, madame.
L’ascenseur B, d’après le panneau en carton rédigé au marqueur noir et scotché au-dessus des boutons, va soit vers le haut – oncologie, chirurgie spéciale, pharmacie –, soit vers le bas pour rejoindre la chapelle, les services d’entretien, et la morgue. Je sors de la cabine, jette un coup d’œil à ma montre et me presse dans le couloir. Je passe devant un ensemble de bureaux, un placard à fournitures, une petite porte noire ornée d’une croix chrétienne blanche en pensant : oncologie, en pensant : tu sais ce qui serait vraiment affreux en ce moment ? Avoir un cancer.
Mais ensuite, je pousse les épaisses portes noires de la morgue et je me retrouve devant Peter Zell, dont le corps est étendu sur la table, au centre de la pièce, théâtralement éclairé par une batterie de lampes d’autopsie de cent watts. Et debout à côté de lui, à m’attendre, se tient le médecin légiste en chef de l’État du New Hampshire. Je lui tends la main.
– Bonjour, docteur Fenton. Ou plutôt bon après-midi, pardon.
– Parlez-moi de votre cadavre.
– Oui, madame, dis-je en laissant ma main redescendre bêtement le long de mon corps. Après quoi je reste planté là comme un idiot, muet, parce que Fenton est ici, devant moi, debout dans la lumière blanche et crue de la morgue, une main posée sur son chariot de matériel en acier chromé, tel un capitaine au timon de son navire. Elle me regarde à travers ses célèbres lunettes parfaitement rondes, et elle attend avec une expression que j’ai entendu décrire à de nombreuses reprises par d’autres inspecteurs : un regard pénétrant, exigeant, intense.
– Inspecteur ?
– Oui. D’accord. Donc.
Je me ressaisis et je lui donne ce que j’ai.
Je lui parle de la scène de crime, de la ceinture de luxe, de l’absence de téléphone sur la victime, de l’absence de lettre. Pendant que je parle, mes yeux volettent de Fenton aux objets posés sur son chariot, les outils du pathologiste : la scie à os, le burin et les ciseaux, les flacons préparés pour le prélèvement de divers fluides précieux. Des scalpels d’une douzaine de largeurs et de fonctions différentes, déployés sur un tissu propre et blanc.
Fenton reste silencieuse et immobile pendant toute ma présentation, et lorsque je me tais enfin elle continue de m’observer fixement, la bouche pincée et le sourcil imperceptiblement froncé.
– Je vois, finit-elle par lâcher. Et alors, qu’est-ce qu’on fait ici ?
– Docteur ?
Elle a les cheveux gris acier, coupés court, sa frange dessinant une ligne précise en travers de son front.
– Je croyais qu’il s’agissait d’un décès suspect, dit-elle, les yeux réduits à deux points étincelants. Dans ce que je viens d’entendre, rien ne permet de conclure à une mort suspecte.
– Euh, si, non, parviens-je à balbutier. Il n’y a pas de preuves en soi.
– Pas de preuves en soi ? reprend-elle, sur un ton qui, allez savoir pourquoi, me rend extrêmement conscient du fait que le plafond est très bas dans ce sous-sol, et que je me tiens légèrement voûté pour ne pas me cogner la tête dans les lampes du plafond, tandis que le docteur Fenton, du haut de son mètre soixante, se tient bien droite, avec une raideur militaire, et me fusille du regard derrière ses verres de lunettes.
– Conformément à l’article LXII alinéa 630 du Code criminel du New Hampshire, tel que révisé en janvier par la Cour générale réunie en session combinée, me dit Fenton – et je hoche la tête, vigoureusement, pour bien lui montrer que je sais tout ça, que j’ai étudié les classeurs, fédéraux, d’État et locaux, mais elle continue –, les services de médecine légale ne pratiqueront plus d’autopsie chaque fois qu’il pourra être raisonnablement établi lors de la découverte du corps que le décès est consécutif à un suicide.
Je murmure des « tout à fait », des « oui » et des « bien sûr » jusqu’au moment où je peux répondre.
– Et j’ai pris sur moi d’estimer, docteur, que l’on peut ici soupçonner un acte criminel.
– Y avait-il des signes de lutte ?
– Non.
– Des signes d’effraction ?
– Non.