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– C’est ça, ce que j’ai toujours rêvé de faire.

– Je vois. D’accord.

La lourde porte grise se referme derrière elle et je me masse les paupières en pensant : et ensuite ? En pensant : et maintenant ?

Je reste seul une seconde, seul avec le chariot à roulettes de Fenton, seul avec les corps dans leurs armoires froides. Puis je prends un flacon plein du sang de Zell sur le chariot, je le glisse dans la poche intérieure de mon blazer, et je sors.

* * *

Je cherche la sortie de l’hôpital de Concord en errant dans les couloirs inachevés, et là, puisque la journée a déjà été longue et difficile, puisque je suis frustré, épuisé et perplexe, et que je n’ai envie de rien faire d’autre que réfléchir à la suite, évidemment, ma sœur m’attend à ma voiture.

Nico Palace, en bonnet de ski et manteau d’hiver, est assise en tailleur sur le capot de l’Impala, laissant sans aucun doute un creux prononcé sous elle, parce qu’elle sait que ça va m’horripiler, et elle fait tomber la cendre de sa cigarette American Spirit directement sur le pare-brise. Je la rejoins en piétinant dans le néant encroûté de neige du parking, et elle m’accueille d’une main levée, paume vers le haut, telle une squaw, fumant, attendant.

– Non mais franchement, Hank, me lance-t-elle avant que j’aie ouvert la bouche. J’ai dû te laisser dix-sept messages.

– Comment tu as su où j’étais ?

– Pourquoi tu m’as raccroché au nez ce matin ?

– Comment tu as su où j’étais ?

C’est ainsi que nous nous parlons. Je tire la manche de ma veste sur ma main et m’en sers pour pousser la cendre par terre.

– J’ai appelé ton bureau. McGully m’a dit où te trouver.

– Il n’aurait pas dû. Je travaille.

– J’ai besoin de ton aide. Sérieusement.

– Eh bien, je travaille, sérieusement. Tu veux bien descendre du véhicule, je te prie ?

Au lieu de quoi elle déplie ses jambes et s’adosse au pare-brise, comme si elle s’installait dans un transat. Elle porte l’épais manteau militaire qui appartenait à notre grand-père, et je vois bien que les boutons de cuivre laissent des petites rayures dans la peinture de l’Impala de fonction.

Je regrette vraiment que l’inspecteur McGully lui ait dit où me trouver.

– Je ne veux pas t’embêter, mais je suis en pleine panique, et ça me sert à quoi d’avoir un frère flic s’il refuse de m’aider ?

– En effet, dis-je en regardant ma montre.

Il neige de nouveau, très légèrement, quelques flocons lents qui dérivent, esseulés.

– Derek n’est pas rentré hier soir. Je sais, tu vas te dire « je vois ce que c’est, ils se sont encore engueulés, il a disparu ». Mais justement, Hen : on ne s’est pas engueulés cette fois-ci. Pas de dispute, rien. On venait de dîner. Il m’a dit qu’il devait sortir, qu’il allait faire un tour. Alors j’ai dit OK, vas-y. J’ai rangé la cuisine, fumé un joint, et je suis allée me coucher.

Je fais la tête. Ma sœur, je crois bien, adore le fait qu’elle puisse fumer de l’herbe, maintenant, et que son frère policier ne puisse plus la sermonner sévèrement à ce propos. Pour Nico, j’ai l’impression que c’est une compensation. Elle fume sa dernière bouffée et jette le mégot dans la neige. Je me baisse, le ramasse entre deux doigts et le tiens en l’air.

– Je te croyais soucieuse de l’environnement.

– Plus tant que ça, me répond-elle.

Elle pivote pour reprendre une position assise, serrant le large col du manteau autour d’elle. Ma sœur pourrait être magnifique si elle prenait un peu plus soin d’elle-même : si elle se brossait les cheveux, dormait une fois de temps en temps. On dirait une photo de notre mère que quelqu’un aurait chiffonnée puis dépliée.

– À minuit, il n’était toujours pas là. Je l’appelle, pas de réponse.

– Il a dû aller dans un bar.

– J’ai appelé tous les bars.

– Tous ?

– Oui, Hen.

Il y a beaucoup plus de bars qu’avant. Il y a un an, vous aviez Penuche’s, le Green Martini, et voilà, c’était à peu près tout. À présent, il existe quantité d’établissements, certains sous licence, d’autres pirates, certains se résumant à une piaule en sous-sol où quelqu’un a installé une baignoire pleine de bière, une caisse enregistreuse et un iPod réglé sur « random ».

– Alors il est allé chez un pote.

– Je les ai appelés. J’ai appelé tout le monde. Il a disparu.

– Il n’a pas disparu, dis-je – et ce que je garde pour moi, c’est la vérité, à savoir que si Derek s’était vraiment barré, ce serait la meilleure chose qui soit arrivée à ma sœur depuis bien longtemps.

Ils se sont mariés le 8 janvier, le premier dimanche après l’interview de Tolkin. Ce dimanche-là a battu un record, paraît-il, celui du plus grand nombre de mariages en une journée, un record qui ne sera sans doute jamais battu, sauf peut-être le 2 octobre.

– Tu vas m’aider, oui ou non ?

– Je te l’ai dit, je ne peux pas. Pas aujourd’hui. Je suis sur une enquête.

– Bon Dieu, Henry. (Son insouciance étudiée s’est soudain envolée, et elle saute de la voiture pour m’enfoncer son index dans le plexus solaire.) J’ai quitté mon job dès que j’ai su que ce merdier nous tombait vraiment dessus. Je veux dire, pourquoi perdre ton temps à bosser ?

– Tu bossais trois jours par semaine sur un marché. Moi, j’élucide des meurtres.

– Oh, pardon. Excuse-moi. Mon mari a disparu.

– Ce n’est pas vraiment ton mari.

– Henry.

– Il va revenir, Nico. Tu le sais bien.

– Ah bon ? Et qu’est-ce qui t’en rend si sûr ? (Elle tape du pied, les yeux lançant des éclairs, sans attendre de réponse.) Et sur quoi tu travailles de si important, d’abord ?

Bah, qu’est-ce que ça peut faire ? me dis-je, et je lui raconte l’affaire Zell, je lui explique que je sors de la morgue, que je remonte des pistes, j’essaie de bien lui faire comprendre le sérieux d’une enquête de police en cours.

– Non mais attends. Un pendu ? souffle-t-elle, boudeuse, maussade.

Elle n’a que vingt et un ans, ma petite sœur. C’est encore une gamine.

– Peut-être.

– Tu viens de dire qu’il s’était pendu au McDo.

– J’ai dit qu’en apparence, il s’était pendu.

– Et c’est ça qui t’empêche de prendre dix minutes pour retrouver mon mari ? Un couillon qui s’est suicidé au McDo ? Dans les chiottes, putain ?

– Allez, Nico.

– Quoi ?

Je déteste entendre ma sœur parler grossièrement. Je suis vieux jeu, que voulez-vous. C’est ma sœur.

– Je regrette, mais un homme est mort, et c’est mon boulot de découvrir comment et pourquoi.

– Ouais, ben moi aussi, je regrette. Parce qu’un homme a disparu, et que c’est mon homme, et qu’il se trouve que je l’aime, OK ?

Sa voix est nouée, tout à coup, et je sais que c’est fini, game over. Elle pleure, et je ferai tout ce qu’elle voudra.

– Oh, allez, Nico. Ne fais pas ça.

C’est trop tard, la voilà en sanglots, bouche ouverte, écrasant violemment ses larmes du revers de ses mains.

– Ne fais pas ça.

– C’est juste que… tout ça… (Elle a un geste vague et désolé qui embrasse le ciel entier.) Je ne peux pas rester seule, Henry. Pas en ce moment.

Un vent glacé souffle dans le parking et soulève des flocons de neige jusque dans nos yeux.