– Vous êtes allé le chercher à son travail lundi soir.
Toussaint émet un bruit qui signifie « ah oui ? », mais compressé dans une exclamation épaisse et floue : « houé ? »
– Oui, monsieur. Dans votre pick-up rouge orné d’un drapeau américain. C’est celui-là, là-bas ?
Je désigne l’allée d’accès et Toussaint fait oui de la tête en se recalant contre la gouttière. Le bas de l’échelle tremble un peu.
– Mardi matin, il a été retrouvé mort.
– Oh, dit l’homme tout là-haut. C’est pas vrai. Il s’est pendu ?
– En apparence, en tout cas. Voulez-vous bien descendre, je vous prie ?
La maison est vraiment moche : un cube de bois, déglingué et de travers, un peu comme un kart qu’on aurait oublié dans la boue. Le jardin de devant comprend un seul arbre, un très vieux chêne, qui lève ses branches tordues vers le ciel comme si on était venu l’arrêter ; sur le côté, une niche à chien et une rangée de buissons épineux, épais et pas taillés, qui fait office de haie. Pendant que Toussaint descend, les montants de l’échelle oscillent de manière alarmante, puis le voilà au sol, dans son sweat à capuche et ses gros godillots, un pistolet à mastic pendant d’un de ses gros poings, et il me toise de la tête aux pieds. Nous soufflons tous les deux d’épais nuages de buée froide.
C’est bien vrai, ce que tout le monde disait : il est gros, mais costaud. Il a la silhouette solide d’un ancien joueur de football américain. Il y a de la force dans son énorme volume, et on dirait qu’il pourrait courir et sauter s’il le fallait. Vous plaquer au sol si c’était nécessaire. Sa tête évoque une borne en granit : menton oblong et proéminent, front large, la chair dure et pommelée, comme érodée de manière irrégulière.
– Inspecteur Henry Palace, dis-je. Je suis officier de police.
– Sans blague.
Soudain, il fait un grand pas brusque vers moi, pousse deux jappements brefs et tape dans ses mains, et je fais un bond en arrière, surpris, cherchant mon holster à tâtons.
Mais c’est juste un chien ; il appelle son chien. Toussaint s’accroupit et l’animal arrive en gambadant : une petite bête ébouriffée avec des boucles blanches clairsemées. Une sorte de caniche, quelque chose dans le genre.
– Viens là, Houdini, dit-il en ouvrant les bras. Viens, mon chien.
Houdini frotte sa petite gueule contre la paume charnue de Toussaint, et j’en profite pour tâcher de me ressaisir, respirer à fond. Le gros homme, toujours accroupi, relève la tête vers moi, amusé, et il sait, je sais qu’il sait : je suis un livre ouvert, pour lui.
À l’intérieur, la maison est tout aussi moche et terne. Les cloisons miteuses sont en plâtre jaunissant, et les quelques ornements sont strictement utilitaires : une pendule, un calendrier, un décapsuleur vissé au chambranle de la porte de la cuisine. La petite cheminée est emplie d’ordures, de bouteilles de bière d’importation vides – plutôt cher, ça, alors que même les tarifs des marques bas de gamme sont fixés par l’ATF à 21,99 $ le pack de six, et peuvent monter bien plus haut au marché noir. Sur notre passage, une bouteille de Rolling Rock se libère du tas et tombe à grand fracas sur le plancher du salon.
– Alors, dis-je en sortant mon cahier bleu et mon stylo. Comment connaissiez-vous Peter Zell ?
Toussaint s’allume une cigarette et inhale lentement avant de me répondre.
– On se connaît depuis l’école primaire.
– L’école primaire ?
– Broken Ground. Juste au bout de la rue Curtisville Road.
Il jette son pistolet à mastic dans une boîte à outils, qu’il envoie d’un coup de pied sous le canapé déglingué.
– Asseyez-vous si vous voulez.
– Non merci.
Toussaint ne s’assoit pas non plus. Il me contourne d’un pas lourd pour entrer dans la cuisine, en crachant sa fumée comme un dragon.
Une maquette du Capitole du New Hampshire est posée sur le manteau de la cheminée, haute de vingt centimètres et détaillée avec précision : la façade de pierre blanche, le dôme doré, l’aigle minuscule dépassant au sommet.
– Ça vous plaît ? me demande Toussaint lorsqu’il revient en tenant une Heineken par le goulot – je repose vivement la maquette. C’est mon paternel qui a fait ça.
– Il est artiste ?
Toussaint fait basculer le dôme, révélant un cendrier à l’intérieur.
– Il est mort. Mais, oui, il était artiste. Entre autres choses.
Il laisse tomber sa cendre dans le dôme renversé du Capitole, me regarde et attend.
– Donc. L’école primaire.
– Eh oui.
D’après Toussaint, Peter Zell et lui ont été inséparables du CE1 au CM2. Tous deux étaient impopulaires : Toussaint était pauvre, recevait les petits déjeuners gratuits de l’aide sociale, portait tous les jours les mêmes vêtements récupérés dans des friperies ; Zell, lui, venait d’un milieu aisé mais il était terriblement complexé, sensible, une victime-née. C’est ainsi qu’ils se sont liés, les deux petits gamins rejetés, jouant au ping-pong dans le sous-sol des Zell, faisant du vélo dans les collines autour de l’hôpital, jouant à Donjons et Dragons dans cette maison même, là où nous sommes assis en ce moment. L’été, ils parcouraient à bicyclette les trois ou quatre kilomètres qui les séparaient de la carrière de State Street, derrière la prison, se mettaient en caleçon et plongeaient, s’éclaboussaient, s’enfonçaient mutuellement la tête dans l’eau froide et claire.
– Vous voyez, quoi. Des bêtises de gosses, conclut Toussaint avec un sourire, en savourant sa bière.
Je hoche la tête tout en prenant des notes, intrigué par l’image mentale de mon assureur enfant : le corps prépubère mou et gras, les lunettes à verres épais, les vêtements soigneusement pliés au bord de l’étang, la version jeune de l’actuaire timide et obsessionnel qu’il était voué à devenir.
J. T. et Peter, comme c’était peut-être inévitable, se sont ensuite éloignés. La puberté a frappé et Toussaint est devenu un dur, un mec cool, a commencé à faucher des CD de Metallica au magasin Pitchfork Records, à boire de la bière en douce et à fumer des Marlboro rouges, tandis que Zell restait enfermé à double tour dans les contours raides et immuables de son personnage, rigide, anxieux et indécrottablement ringard. Au collège, ils ne faisaient plus que se saluer de la tête dans les couloirs, puis Toussaint a arrêté l’école, Peter a obtenu son diplôme du secondaire et est parti pour la fac, et vingt ans se sont écoulés sans qu’ils échangent un mot.
Je prends note de tout cela. Toussaint termine sa boisson et jette la bouteille vide dans le tas de la cheminée. Il doit y avoir des interstices entre les planches des murs, car les silences qui ponctuent notre conversation sont emplis par le sifflement du vent qui souffle fort dehors et se concentre en passant dans les fentes.
– Et puis un beau jour, voilà qu’il m’appelle, dites donc. Comme ça, sans prévenir. Il me dit : allons déjeuner.
Je fais cliqueter trois fois mon stylo.
– Pourquoi ?
– Aucune idée.
– Quand ?
– J’en sais rien. En juillet ? Non. Je venais de me faire virer. Juin. Il me dit qu’il pense souvent à moi depuis que ce merdier a commencé.
Il tend l’index et vise le ciel par la fenêtre. Ce merdier. Mon téléphone sonne, j’y jette un coup d’œil. Nico. Je rejette l’appel.