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– Et donc, que faisiez-vous ensemble au juste, tous les deux ?

– Pareil qu’avant.

– Vous jouiez à Donjons et Dragons ?

Il me regarde, émet un rire bref, change de position sur sa chaise.

– Bon, d’accord. Pas la même chose qu’avant. On buvait des bières. On se baladait en bagnole. On faisait un peu de tir.

Je marque une pause. Le vent souffle toujours. Toussaint se rallume une clope, devine ce que je m’apprête à dire.

– Trois carabines Winchester, monsieur le policier. Dans une armoire. Déchargées. Elles sont à moi et je peux le prouver.

– Sous clé, j’espère.

Le trafic d’armes à feu est un problème. Les gens les volent, les accumulent, et d’autres les leur volent pour les leur revendre ensuite, moyennant des sommes astronomiques.

– Personne ne me piquera mes armes, putain, dit-il rapidement, d’une voix dure, en me lançant un regard menaçant, comme si j’envisageais de le faire moi-même.

Je ne relève pas. Je l’interroge sur la soirée de lundi, la dernière de la vie de Peter Zell, et il hausse les épaules.

– Je suis passé le prendre au bureau.

– À quelle heure ?

– J’en sais rien. L’heure d’après le boulot.

Je sens bien qu’il m’apprécie de moins en moins. Il a hâte que je m’en aille, et peut-être que cet homme a tué Peter, peut-être pas, mais quoi qu’il en soit, je ne peux pas éviter l’impression que je pourrais mourir sous ses coups s’il le voulait, comme ça, trois ou quatre coups de poing suffiraient, comme un homme des cavernes massacrant un cerf.

Il me raconte qu’ils se sont baladés un petit moment en voiture, puis qu’ils sont allés voir le dernier épisode de Pâles lueurs au loin, la série de SF, au cinéma Red River. Ils ont bu quelques bières, ils ont regardé le film, après quoi ils sont partis chacun de son côté, Peter disant qu’il voulait rentrer à pied.

– Vous avez croisé du monde au cinéma ?

– Juste les gens qui bossent là-bas, quoi.

Il tire une dernière bouffée de sa seconde cigarette, écrase le mégot dans le Capitole. Houdini arrive à petits pas, sa vive langue rose trouvant encore des miettes de biscuit aux coins de sa gueule, puis frotte sa tête mince contre la vaste cuisse de son maître.

– Faudra que je l’abatte, ce clebs, déclare subitement Toussaint d’un air absent, pragmatique, en se levant. À la fin, je veux dire.

– Quoi ?

– C’est un petit trouillard, ce pépère. (Toussaint regarde le chien, tête inclinée, comme s’il évaluait, comme s’il tâchait de se figurer l’effet que cela lui fera.) Je peux pas l’imaginer mourant comme ça, par le feu, de froid ou noyé. Je lui mettrai sans doute une balle dans la tête.

Je suis prêt à me tirer de là. J’ai vraiment envie de partir.

– Une dernière chose, monsieur Toussaint. Auriez-vous par hasard remarqué les bleus ? Sous l’œil droit de M. Zell ?

– Il m’a dit qu’il était tombé dans un escalier.

– Et vous l’avez cru ?

Il rit sous cape en grattant la tête du chien.

– De la part de quelqu’un d’autre, j’y aurais pas cru. J’aurais pensé qu’il avait sifflé la meuf d’un type qu’il fallait pas énerver. Mais avec Pete, allez savoir ? Il a bien pu se vautrer dans un escalier.

– D’accord, dis-je tout en pensant : et moi, je parie que non.

Toussaint prend la tête d’Houdini entre ses mains. Ils se regardent longuement, et j’entrevois l’avenir, le moment terrible et douloureux, le canon de .270 qui se lève, l’animal confiant, la détonation, la fin.

Il détourne les yeux de son chien, revient à moi, et le charme est rompu.

– Autre chose ? Monsieur le policier ?

* * *

Une des blagues préférées de mon père : quand on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie, il répondait qu’il était roi-philosophe. Il le disait avec un sérieux absolu, et il était comme ça, Temple Palace : il ne lâchait jamais le morceau. À chaque fois, la personne qui lui avait posé la question – mettons le barbier, ou un invité à un cocktail, ou un parent d’un de mes amis, auquel cas je regardais par terre, mort de honte –, la personne le regardait sans comprendre, et il se contentait de répondre « quoi ? » en ouvrant les mains, implorant : « Mais quoi ? Je parle sérieusement ! »

En réalité, il enseignait la littérature anglaise – Chaucer, Shakespeare, Donne – là-bas à St. Anselm’s. À la maison, il nous sortait sans cesse des citations et des allusions, murmurant des leçons de littérature du coin de la bouche, réagissant aux incidents et aux conversations banales de la maisonnée à coups de commentaires abstraits.

J’ai oublié depuis longtemps la teneur de presque tous ces apartés, mais il y en a un que je garde en tête.

J’étais rentré en pleurnichant parce qu’un camarade, Burt Phipps, m’avait fait tomber d’une balançoire. Ma mère, Peg, jolie, pragmatique et efficace, avait enveloppé trois glaçons dans un sachet plastique et les avait tenus contre ma bosse, pendant que mon père, appuyé contre le plan de travail de la cuisine en Formica vert, se demandait pourquoi ce Burt avait fait une chose pareille.

Et moi, tout en reniflant :

– Ben parce que c’est un crétin, c’est tout !

– Ah mais non ! a protesté mon père en levant ses lunettes sous la lampe pour les essuyer avec une serviette de table. Si Shakespeare nous apprend une chose, Hen, c’est que tout acte a un mobile.

Je le regarde, tout en pressant le sachet plastique mou et plein de glace contre mon front meurtri.

– Tu comprends, fils ? Chaque fois que quelqu’un fait quelque chose, et je me fiche de savoir ce que c’est, il a une raison de le faire. Nulle action ne se produit sans motivation, que ce soit dans l’art ou dans la vie.

– Au nom du Ciel, chéri, s’impatiente ma mère, accroupie devant moi, qui scrute mes pupilles pour éliminer la possibilité d’une commotion cérébrale. Une brute est une brute.

– Ça oui, fait papa en me tapotant le crâne avant de sortir de la cuisine. Mais je le demande, qu’est-ce qui en a fait une brute ?

Ma mère lève les yeux au ciel, dépose un baiser sur ma pauvre tête et se lève. Nico, cinq ans, est dans le coin, occupée à construire un palais en Lego à plusieurs étages. Elle est en train d’ajuster la toiture en surplomb avec mille précautions.

Le professeur Temple Palace n’aura pas vécu assez longtemps pour voir l’avènement de la malencontreuse situation actuelle ; malheureusement, ma mère non plus.

Dans un peu plus de six mois, d’après les prédictions scientifiques les plus fiables, au moins la moitié de la population planétaire mourra des suites d’un enchaînement de cataclysmes. Une explosion de dix mégatonnes, équivalant grosso modo à la puissance de mille Hiroshima, creusera un gigantesque cratère dans le sol, déclenchant une série de tremblements de terre à défier l’échelle de Richter et propulsant des tsunamis vertigineux à travers les océans.

Puis viendra le nuage de cendres, le noir, les dix-huit degrés de baisse des températures, en moyenne. Adieu les récoltes, adieu le bétail, adieu la lumière. Le sort de ceux qui auront survécu sera lent et froid.

Répondez à ceci, dans vos cahiers bleus, professeur Palace : quel effet cela a-t-il sur les motivations, toutes ces informations, toute cette insoutenable immanence ?

Prenez J. T. Toussaint, un cariste au chômage sans antécédents criminels.